Politique

Le berbérisme, produit de la colonisation

Nous vous soumettons cet article de Benyoucef Benkhedda, dans lequel il donne son avis sur le berbérisme, les Kabyles, l’islam, l’Algérie etc. Pour les débiles profonds qui ne comprennent pas ce qu’ils lisent il est évident que si nous avons mis en ligne cet article c’est pour dénoncer Benkhedda et non parce que nous le soutenons !

En 1949, le PPA-MTLD eut à surmonter une crise interne grave qui menaça son unité et celle de la nation : le berbérisme.

Les expressions “Berbérie” et “Berbères” couvrent, la première, une réalité géographique, la seconde, une donnée ethnique. Mais le berbérisme en lui-même est un phénomène conçu et exploité par le colonialisme dont la devise “diviser pour régner” consistait à vouloir coûte que coûte opposer, après les avoir suscités, un “bloc arabe ” à un “bloc kabyle ”.

La politique coloniale dont le but est de saper les fondements de la société maghrébine, soutenait que l’Afrique du Nord est berbère, que les Arabes sont des envahisseurs, des colonisateurs venus en Afrique du Nord au même titre que les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Turcs et, plus tard, les Français. Elle déniait au Maghreb son arabité (El-Ourouba).

Elle finit par influencer une partie de l’élite algérienne francophone qui parlait d’“Arabo-Berbères” pour désigner la population nord-africaine. Le Parti communiste algérien (PCA) avait fait sienne cette formule qui s’insérait dans sa conception de la “Nation algérienne en formation”.

L’apparition du berbérisme dans le PPA-MTLD remonte aux années 1946-1947, lorsqu’un groupe de jeunes militants originaires de Kabylie, ulcérés par les massacres de mai 1945 dans le Constantinois et la répression en Kabylie, et sous l’effet du désarroi engendré par “l’ordre et le contre-ordre” insurrectionnel de mai 1945, décidèrent de prendre le maquis. La motivation, chez eux, est alors patriotique. Parmi eux : Ali Laïmèche et Hocine Aït-Ahmed du lycée de Ben Aknoun, Ammar Ould-Hamouda et Omar Oussedik de l’Ecole normale de Bouzaréa. Ils sont en relation à Alger avec Ouali Bennaï, maraîcher de profession qui militait activement dans les rangs du PPA. Grand de taille, d’un tempérament fougueux, Bennaï est le type même de l’entraîneur d’hommes.

Le groupe fait des recrues parmi les étudiants de l’Université d’Alger, de la médersa Et-thaâlibia d’Alger et des lycéens. Ali Laïmèche meurt prématurément en 1946. Aït-Ahmed, Ould Hammouda, Oussedik et Bennaï forment alors le noyau du groupe. Ils appartiennent tous les quatre au Comité central du PPA-MTLD, l’instance qui désigne la direction et trace la politique du Parti. Ils exercent par ailleurs des responsabilités importantes dans l’appareil de celui-ci. Aït-Ahmed après avoir été membre du Bureau politique du Parti en 1947-1948 est à la tête de l’OS où il a succédé à Mohammed Belouizdad atteint de maladie, Ould Hammouda est le chef de l’OS de la Grande Kabylie après avoir été chef de l’organisation politique (OP) de l’Oranie, tandis qu’Omar Oussedik se retrouve à la tête de l’organisation du Grand Alger pendant un certain temps. Il est en même temps l’adjoint d’Ahmed Bouda membre du Bureau politique et le responsable de l’OP à l’échelle nationale à cette date.

Les berbéristes revendiquaient l’identité berbère tout en rejetant l’apport arabe et islamique. Ils étaient influencés non seulement par les idéologues de la colonisation, mais par l’idéologie communiste. Les communistes, rappelons-le, étaient contre le concept d’une “nation algérienne” déjà formée avec ses constantes arabe et musulmane ils défendaient le principe de la “nation algérienne en formation” à partir de la coexistence sur le même territoire des différentes communautés arabe, berbère, turque, juive, italienne, maltaise, espagnole, française, rejetant ainsi le fondement arabo-islamique de la société algérienne. Ils étaient alors en pleine ascension au lendemain de la deuxième guerre mondiale. En ces années 1946-1947, le Parti communiste algérien, fort de l’appui du Parti communiste français – premier parti de France avec un million d’adhérents, plus de cinq millions d’électeurs, 166 députés à l’Assemblée nationale française, paré du prestige protecteur de l’URSS et de sa victoire sur l’Allemagne nazie – répandait alors une abondante littérature en Algérie où il visait particulièrement la jeunesse des lycées et de l’Université.

Les berbéristes étaient séduits par le marxisme ainsi que par la Constitution de l’Union soviétique qui vantait le système de ses républiques “musulmanes” : l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, etc., où chaque peuple, affirmait-elle, chaque ethnie, jouit de sa propre langue, de sa propre culture et bénéficie de “l’autonomie” de gestion dans ses affaires. C’était là un argument qu’on rencontrait souvent chez les convertis au berbérisme.

Certes, on ne pouvait nier l’existence d’un particularisme kabyle. Sous le colonialisme, la Kabylie était une région pauvre et ses habitants connaissaient une situation économique difficile. Des cailloux de leurs montagnes ils s’efforçaient de faire jaillir leur subsistance, réglant leurs conflits grâce aux djemaâs (assemblées des sages) qui mettaient en application leur code de l’honneur et de l’éthique inspirés des valeurs islamiques pour tenter de s’opposer à la loi française envahissante. Les missions chrétiennes des “pères blancs” exploitaient leur misère matérielle et entreprenaient des essais systématiques d’évangélisation : recueil d’orphelins, distribution de secours en nature (semoule, figues, huile, denrées diverses), fondation d’écoles religieuses. Les résultats n’ont pas été à la mesure des efforts déployés si l’on en juge par les rares Kabyles christianisés.

De plus, la Kabylie était supposée plus apte à recevoir les bienfaits de la civilisation européenne. La scolarisation y était plus poussée que dans d’autres régions du pays, et cela afin d’y dégager une élite francophone. Insidieusement, on prêtait même volontiers une ascendance romaine, voire aryenne aux Kabyles, histoire de signifier qu’ils étaient beaucoup plus “proches” des Français, en tout cas plus “assimilables”, parce que, prétendait-on, moins marqués par l’empreinte de l’Islam que le reste de la population.

Beaucoup d’habitants de la région, poussés par le chômage, émigraient en France ou se fixaient dans les villes d’Algérie, exerçant divers petits métiers ou diverses professions : tailleurs, commerçants, colporteurs, employés dans les administrations, ouvriers, petits propriétaires, ou encore s’engageaient comme travailleurs agricoles dans les domaines des colons.

La Kabylie était un bastion du Parti, tout comme certaines autres régions telles que la Mitidja, Alger, Skikda, Annaba, Constantine, Oran, l’Aurès. Beaucoup de ses fils qui avaient émigré en France avaient participé activement au lancement de l’Etoile nord-africaine et à celui du Parti du peuple algérien, contribuant ainsi au rayonnement de ces deux formations.

En Algérie les berbéristes essayaient de recruter en milieu étudiant, à Alger et en Kabylie. A la base, ils n’avaient pas encore diffusé leurs idées mais ne se privaient pas de dénigrer la direction pour saper son autorité et faire douter de la ligne politique arabo-islamique qu’elle prônait et qui était celle du Parti. Quand ils osaient professer leurs idées et ouvrir les discussions, la quasi-totalité des militants rejetaient leur doctrine qui ne pouvait mener le Parti et le peuple qu’à la division et l’affrontement.

Il semble nécessaire d’insérer dans le processus de formation d’une conscience berbériste deux facteurs :

– Primo, les berbéristes étaient de pure formation française, usant de leur parler kabyle uniquement en milieu familial, ignorant presque totalement la culture arabe et islamique, glissant facilement de l’arabophobie à l’islamophobie (en général on hait ce qu’on ignore).

– Secundo, les déboires des Arabes en Palestine, leur lamentable comportement face au nouvel état d’Israël, produisaient un effet répulsif certain, ainsi qu’une volonté de désengagement du monde arabe chez cette jeunesse kabyle.

Le premier à avoir tiré la sonnette d’alarme fut Ahmed Bouda au Comité central de Zeddine, en décembre 1948. Il dénonça la tendance berbériste qui était passée des idées aux actes et tentait de se structurer à l’intérieur même du Parti.

Il fut combattu par Bennaï, Ould Hammouda et Aït Ahmed au milieu du Comité central préoccupé avant tout par la problématique de l’OS et son renforcement.

PPK ET INCIDENTS A LA FÉDÉRATION DE FRANCE

C’est en France où ils ont trouvé un terrain favorable que les berbéristes ont commencé à agir. Au printemps 1948, Bennaï rencontre Bouda, chef de l’organisation nationale du PPA-MTLD et lui parle d’un étudiant “recherché”, dit-il, par la police, et qui manifeste le désir de se rendre en France afin d’y poursuivre ses études. Il a besoin d’être recommandé auprès de la direction de la Fédération. Cet étudiant n’est autre que Mohand-Ali Yahia qui va se révéler, par la suite, comme l’instigateur du berbérisme en France.

Bouda, en toute bonne foi, donne satisfaction à Bennaï, et c’est ainsi que Mohand Ali Yahia Rachid se rend en France où il est intégré à l’Organisation. Actif et entreprenant, il parvient à gravir les échelons des responsabilités et à faire partie du Comité directeur de la Fédération de France du PPA-MTLD. Lorsque la crise berbériste éclate au printemps 1949, il réussit à faire voter par le Comité directeur une motion dénonçant “le mythe d’une Algérie arabo-islamique”. Devant ces menées, la base finit par s’insurger et saisit la direction à Alger pour protester contre ce qu’elle appelle les éléments “athées ” qui « combattent l’Islam et l’arabité ». La direction dépêche aussitôt à Paris Chawki Mostefaï, membre du Bureau politique et Sadek Saïdi personnalité kabyle connue dans la région. Sur place les deux envoyés de la direction s’adjoignent Mohammed Khider député MTLD et Belkacem Radjef pionnier de l’Etoile Nord-africaine. Les quatre se voient interdire l’accès à la base par les berbéristes qui occupent déjà dans l’Organisation une position de force. Le pourcentage des unités d’organisation contaminées par Rachid est près de 80 %. C’est le heurt. Dans la région parisienne seules quelques sections de banlieues ou d’arrondissements tels Colombes, le 19è et le 20e, habités principalement par des émigrés originaires de Petite Kabylie, servent de points d’appui à la nouvelle équipe pro-direction pour reconstituer l’organisation démantelée. En province, la région du Sud-Est est celle qui résista le mieux aux coups de boutoir des berbéristes grâce à Bachir Boumaâza à Lyon et Ahmed Haddanou (El-Kaba) à Marseille.

A Paris, cela n’alla pas sans altercations violentes, coups de poing et bagarres. Ce n’est qu’après une dure bataille que les délégués de la direction, après avoir fait récupérer les locaux par des commandos où s’illustra Radjef, réussirent enfin à se faire entendre de la base et à reprendre en main les militants.

Pour arriver à ce résultat, il a fallu, arrondissement par arrondissement, banlieue par banlieue, ville de province par ville de province, regrouper les membres du Parti, restructurer les sections et les kasmas et reconstituer la Fédération de France du PPA-MTLD. Cela prit quelques dix-huit mois d’une activité sans relâche.

À ce propos, il convient de souligner deux choses :

– La première est l’apport complémentaire et décisif à la solution de la crise par des membres de la section estudiantine du mouvement pendant l’année universitaire 1948-1949. Peut-être faut-il citer parmi eux : Mostefa Lacheraf, Abdelmalek Benhabylès, Ali Merdassi, Mahieddine Hafiz, Seghir Mostefaï, Mohammed Benguettat et deux Tunisiens : Tahar Guiga et Mostefa Lafif. Ces militants formaient par ailleurs le comité de rédaction de L’Étoile Algérienne, organe de la Fédération du Parti.

La deuxième remarque est la nature de la ligne politique que, par la force des choses, et en fonction des résultats obtenus, il avait fallu élaborer ; elle était axée sur deux notions :

– Primo, la réfutation sans équivoque du fondement ethnique du berbérisme ou “aryanisme” sans que le fond culturel berbère soit remis en cause.
– Secundo, l’appel au sentiment national, totalement incompatible avec cette doctrine et nécessitant une cohésion et un engagement sans équivoque.
Avec l’émergence d’un conflit tel que celui que nous venions de vivre, le berbérisme ne pouvait qu’aboutir à la cassure du mouvement national de libération au seul profit du colonialisme.

Ayant eu raison de la crise, la direction du Parti prononce l’exclusion de Mohand-Ali Yahia et de tous ceux qui s’étaient livrés au travail fractionnel et s’étaient solidarisés avec lui. Elle décide la suspension du journal L’Etoile Algérienne qui était passée aux mains des partisans de Rachid.
Après la reprise en main de la Fédération de France, la puissance et la capacité d’organisation de celle-ci s’affirment au 1er mai 1950 à Paris lors d’une manifestation de masse qui submerge la CGT d’obédience communiste et donne l’occasion aux Algériens de défiler avec leur propre drapeau, sous la conduite du PPA-MTLD qui groupe 40.000 Algériens à Paris et 100.000 en Province.

À Alger, les communistes, qui se frottaient déjà les mains, considèrent, trop tôt peut-être, que le PPA-MTLD s’achemine vers l’éclatement. Au cours des discussions sur l’union qui se déroulent entre délégués du PCA et du MTLD, ils affichent une morgue et un dédain certains vis-à-vis de ces derniers. Cependant la direction, au courant des idées répandues par les berbéristes, se garde de prendre toute mesure inconsidérée jusqu’au jour où elle a enfin la preuve concrète du complot qui se tramait, grâce à une lettre envoyée de la prison civile d’Alger Serkadji par Omar Oussedik à Ouali Bennaï, qui tomba entre ses mains. Il y était question notamment d’un certain “parti populaire kabyle ” (PPK) qui se structurait à l’intérieur même du PPA-MTLD. L’enquête menée révèle les animateurs de ce travail de division : Ouali Bennai, Omar Oussedik, Amar Ould Hammouda, Sadek Hadjerès. Ils sont sanctionnés, non pas pour leurs idées qui étaient plus ou moins tolérées, mais pour leurs menées fractionnelles. Krim est alors investi de la responsabilité de l’Organisation en Grande Kabylie et Ouamrane celle de la Basse Kabylie. La plupart des exclus rejoindront le Parti communiste algérien dont Sadek Hadjerès qui en deviendra l’un des chefs, ou activeront dans son sillage. Après l’indépendance Hadjerès sera le secrétaire général du PAGS (Parti d’avant-garde socialiste) nouvelle dénomination du PCA.

L’action des berbéristes n’a pas obtenu l’assentiment de la population. En Kabylie, sur douze kasmas, une seule, celle de Ain El Hammam (ex-Michelet), fief d’Ould Hammouda, passa sous leur contrôle, et elle le demeura pendant un an au moins.

Il faut dire que la culture et la langue berbères étaient admises dans le Parti, et leur reconnaissance en son sein n’a jamais posé de problème. Dans l’ENA, le PPA ou le MTLD en 1946, le kabyle était utilisé aussi bien dans les discours par nombre d’orateurs qui avaient le don de le maîtriser avec éloquence que dans les chants et hymnes qui mettaient de l’ambiance dans les réunions de militants et les rassemblements populaires. Personne ne trouvait à redire là-dessus. Une chaude fraternité régnait entre tous les militants quelle que fût leur origine. Même ceux qui ne parlaient pas kabyle étaient désireux de l’apprendre, prenant plaisir à employer dans leur conversation le maigre vocabulaire dont ils disposaient. Mais la culture et la langue berbères étaient acceptées dans la mesure où le principe arabo-islamique, fondement idéologique du Parti n’était pas remis en cause. L’hymne du PPA – fida’oû el djazaïr – chanté par tous les militants, a été écrit par un Algérien mozabite, le regretté Moufdi Zakaria. Cela n’empêche pas qu’il affirme comme une des finalités du combat national la reconnaissance de la langue arabe dans l’Algérie libérée.

A “l’Algérie arabe” et “l’Algérie française”, les berbéristes opposaient, pour des raisons de dissimulation, “l’Algérie algérienne”, ce qui ne voulait rien dire au fond. Les Français invoquent-ils la “France française” ou les Allemands “l’Allemagne allemande” ? La devise de “l’Algérie Algérienne” ne peut se comprendre que comme une tentative d’escamoter la personnalité arabo-musulmane de la nation algérienne et de présenter une alternative aux deux formules : “Algérie arabe” et “Algérie française”.

La réaction de la direction du Parti, en sanctionnant les instigateurs du berbérisme a été prompte, énergique et justifiée. Quelle direction pouvait tolérer l’existence dans son parti d’un groupement organisé dont l’idéologie allait à l’encontre de la doctrine officielle qu’elle défendait ? Le Bureau politique, par les mesures prises, a évité que la division, objectif poursuivi avec constance par le colonialisme, ne s’installe à un moment où le Parti tout entier était mobilisé pour l’application des décisions de Zeddine : renforcement de l’OS quant à l’effectif et à l’armement, contacts avec les dirigeants tunisiens et marocains et les dirigeants arabes au Caire, pour une aide concrète à la lutte armée (finances et matériel).

Quelle était l’attitude de Hocine Aït Ahmed que la direction soupçonnait d’être le cerveau de toute l’affaire du berbérisme ? Afin de sonder ses intentions, elle lui dépêcha deux de ses membres : Ahmed Bouda et Hadj Mohammed Cherchali qui eurent un entretien avec lui.

Mis en demeure de prendre position pour ou contre le “berbérisme”, il demanda un délai de réflexion “pour, dit-il, faire mon enquête”. Il se rendit en Kabylie et à son retour, il déclara aux mêmes délégués : “Ce que vous m’avez affirmé est exact. Je me désolidarise de ces éléments (berbéristes)”.

Malgré ses dénégations, les soupçons continuèrent à peser sur lui. Aït Ahmed était alors le chef national de l’OS (ce qui prouve à quel point la direction du Parti lui faisait confiance) et le Bureau politique ne pouvait le maintenir à un poste aussi vital. Il l’en éloigna, d’autant qu’il était recherché par la police coloniale. Pour sa sécurité il ne devait pas rester en Algérie. La direction l’envoya an Caire où il se joindra aux deux délégués du Parti Chadly Mekki et Mohammed Khider lequel rejoignit la capitale égyptienne en 1951.

Les événements, après l’indépendance, devaient révéler plus clairement la pensée d’Aït Ahmed, et confirmer les présomptions de la direction. Dans son livre “Mémoires d’un combattant” paru en 1983, il écrit :

« Aux jeunes initiateurs de la revendication linguistique berbère qui nous reprochent de n’avoir pas pu ou su poser le problème linguistique à ce Congrès (le Congrès du PPA-MTLD de février 1947), je répondrai que justement nous n’avons pas cessé de le faire. Mais la berbérité, nous la vivions. Si nous n’estimions pas, sans doute à tort, devoir revendiquer le droit formel d’écrire et d’enseigner la langue berbère, c’est que le Parti, l’eût-il même voulu, n’avait pas le pouvoir concret de l’octroyer ».

Si une discussion avait eu lieu à l’époque dans le Parti sur ce problème, elle aurait entraîné immanquablement une réaction pouvant aller jusqu’à la violence de la part des “arabistes” extrémistes qui étaient majoritaires. L’excès appelant l’excès, cela aurait dégénéré en un conflit aigu entre les irréductibles des deux camps, aggravé par l’indigence idéologique des uns et des autres. En fin de compte les berbéristes auraient subi une défaite semblable à celle qu’ils avaient subie en France.

Je n’ai jamais eu d’animosité personnelle contre Hocine Aït-Ahmed. Je sais qu’il a milité très jeune au PPA et qu’il a été parmi ceux qui ont répandu en Kabylie l’idée d’indépendance et la notion d’organisation, deux principes chers au Parti, dans les années difficiles de 1945 et 1946. Il n’a pas hésité à sacrifier ses études afin de se lancer dans la lutte et vivre la vie dangereuse de maquisard. Mais dans son comportement comme dans les idées qu’il professe, il a tendance à exalter sa Kabylie natale au détriment de la patrie algérienne.

Dans son livre, cité plus haut, il va jusqu’à écrire :

« Après avril 46, je participerai aux réunions du Bureau national d’organisation en tant que représentant de la Kabylie, et c’est seulement alors que je découvrirai que sur quelque quatorze mille adhérents du parti il y en avait plus de dix mille en Kabylie, sans compter les sympathisants. Et aussi, que le parti a pu survivre financièrement grâce à nos contributions financières ».

Relevons d’emblée une contradiction de taille entre ces mêmes chiffres et ceux que l’auteur avance dans son livre. Après le 8 mai 1945, il estime les effectifs des militants en Kabylie au maximum à 800 (page 36). Le 19 mai, dit-il, au moment de passer à l’action insurrectionnelle, il constate que ces effectifs ont complètement “fondu”. “En réalité, ajoute-t-il, la plupart des militants dénombrés étaient des sympathisants, au sens sentimental du terme” (page 37). Par contre, il affirme qu’après avril 1946, ce chiffre “est plus de 10.000 en Kabylie, sans compter les sympathisants” (page 37).
Par quel miracle, en moins d’un an, de mai 1945 à avril 1946, l’effectif de ces militants a plus que décuplé, passant de 800 à 10.000 ?

J’ai demandé à Bouda de me fournir des précisions à ce sujet. « Au cours des années 1946-1947, me dit-il, Mohammed-Lamine Debbaghine et moi-même, tous deux membres du Bureau politique, nous nous réunissions périodiquement avec les chefs de région pour régler les problèmes qui se posaient à eux et communiquer les directives de la direction. La région de Kabylie était représentée par Ouali Bennai et non pas par Aït-Ahmed. J’étais alors à la tête de l’Organisation nationale. Le nombre de militants en Kabylie était d’environ 1.200. La capitale, Alger, comptait à elle seule 4.000 militants. Jusqu’en 1946, l’effectif global des militants en Algérie va grimper jusqu’à 20.000 en 1948 pour redescendre à la suite de la répression de Naegelen d’avril de la même année ».

Un autre témoignage, celui de Saïd Amrani, corrobore celui de Bouda. S. Amrani a été membre de la direction du PPA en 1944-1945. « En 1945-1946, j’étais, me dit-il, responsable de l’Oranie, pendant que Belouizdad l’était dans le Constantinois, Bennaï en Kabylie, M’hammed Ben M’hel dans le Sud-Algérois (Médéa et Chlef). Nous nous réunissions chaque mois en Comité d’organisation (CO) en présence d’un membre du Comité directeur. Notre travail consistait à donner des comptes rendus d’activité, à étudier la situation ainsi que les directives de la direction. De même que figuraient à l’ordre du jour l’effectif et les questions financières ».

Sur l’effectif, Amrani précise :

« L’effectif total du Parti en 1945-1946 variait entre 9 et 12.000 militants qui se répartissaient ainsi : un bon tiers pour la capitale (4.000), la Kabylie de 800 à 1.200, le Constantinois où venaient en tête Skikda et Annaba, enfin le Sud Algérois. L’Oranie était la moins nombreuse, sauf Oran et Mostaganem.
« Les rentrées financières n’ont jamais dépassé le million de francs (centimes). Elles provenaient des cotisations des militants, des sympathisants et des membres bienfaiteurs.
Notre permanence était de 5.000 frs par mois ».

BAGARRES ENTRE MILITANTS EN PRISON

L’histoire d’un parti révolutionnaire se fait également dans les prisons où éclatent souvent les conflits de tendances. Tahar Ladjouzi était le chef et le porte-parole de la centaine de militants détenus à la prison de Tizi-Ouzou vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. Il avait été le responsable de la région Bouira-Palestro (Lakhdaria) du PPA-MTLD en 1946-1947 et candidat aux élections d’avril 1948 à l’Assemblée algérienne au cours desquelles il fut arrêté et condamné à trois ans de prison, dix ans d’interdiction de séjour et quatre cents mille francs d’amende. Il ne sera libéré que le 3 avril 1951. Il avait acquis de l’ascendant sur ses codétenus grâce à sa forte personnalité alliée à une vigilance de tous les instants, et à son sens de l’équité et de la justice à l’égard de tous ses compagnons. Il s’opposa aux manœuvres politiques des berbéristes emprisonnés avec lui : Amar Ould Hammouda, Omar Oussedik, Ouali Bennaï, Ait Medri, Said Oubouzar, Said Salhi candidat d’Azazga aux élections d’avril 1948. Ceux-ci se livraient à une campagne insidieuse mais ouverte auprès des détenus en général, des maquisards et des anciens de 1945. Ils tentaient de les dresser contre la direction, saisissant le moindre prétexte pour la discréditer, poussant l’outrecuidance jusqu’à leur faire croire qu’elle les avait abandonnés. Ils menaient parallèlement une propagande anti-arabe et anti-musulmane virulente, puisée dans la littérature des communistes et des berbérologues, et alimentée, hélas, par la défaite des Arabes en Palestine. « Cette religion (l’Islam), disaient-ils, avec les Arabes et leur langue, c’est elle qui nous a empêchés d’évoluer, c’est la cause de tous nos malheurs. Elle est la religion des peuples décadents ».

Cette propagande mensongère avait pour cible la masse des prisonniers, pour la plupart illettrés, où l’on retrouvait des rescapés des événements de mai 1945, des maquisards poursuivis pour attentats contre des personnalités administratives, des militants arrêtés à l’occasion des élections d’avril 1948. Si elle avait provoqué un certain trouble dans les esprits, vu le prestige des propagandistes et leur talent de dialecticiens, elle n’eut pas de prise, fort heureusement, sur la majorité des détenus « beaucoup étaient des musulmans pratiquants issus de régions où les populations avaient le culte du Coran et de la langue arabe » ils furent donc peu ou pas réceptifs à ces fausses théories. En Algérie, comme dans le reste du Maghreb, on assimile l’arabité à l’Islam, on les confond intégralement, et cela contrairement au Machrek où l’arabité se conçoit en dehors de la confession religieuse, les Arabes étant indistinctement chrétiens ou musulmans.

Par contre, c’est le dénigrement de la direction du Parti qui rencontra un écho certain auprès des militants facilement persuadés d’avoir été abandonnés par elle ; d’où leur amertume alourdie par la maladie et le dénuement. Ebranlés par les sévices subis lors des interrogatoires de police, accablés par les épreuves d’une détention sans fin qui leur imposait une lutte continue, ils sombraient parfois dans le désespoir à cause de la gravité de leur cas (beaucoup étaient accusés de plusieurs “crimes”). Aussi, commencèrent-ils à être la proie du doute et de la méfiance, démoralisés qu’ils étaient par les querelles intestines inhérentes au régime carcéral. Une atmosphère pesante de suspicion, de ressentiment et de haine régnait entre le groupe Ladjouzi, majoritaire et celui des berbéristes. Il s’en suivit des discussions violentes, des altercations à n’en plus finir, des bagarres qui se terminaient souvent en mêlées générales. La détention vivait sous pression et les militants étaient constamment sur leur garde au point que nombre d’entre eux, avant de se coucher, prenaient la précaution de mettre sous leur paillasse l’instrument contondant qui leur permettrait de se défendre en cas d’agression. Dans un tel climat, les passions ne pouvaient être qu’exacerbées, tant le mal était réel et profond.
L’administration pénitentiaire chercha à tirer parti de cet état de fait et se mit de la partie. Un jour il y eut une descente de la gendarmerie et de la PRG (Police des renseignements généraux). Les agents coloniaux firent sortir tous les détenus de leur cellules, les mirent à plat ventre, complètement nus, déchirèrent leurs livres, leurs cahiers, leur courrier, cassèrent leurs ustensiles, éparpillèrent leurs pauvres bagages, mélangèrent leur provisions à des produits non comestibles. Le but de cette expédition était d’humilier tout le monde, et de revenir sur les maigres droits et avantages arrachés de haute lutte, et au prix de souffrances cruelles. C’était le commissaire divisionnaire de la PRG Havard qui dirigeait les opérations. Face aux excès de l’administration pénitentiaire, la détention réussit néanmoins à faire bloc ce qui empêcha l’éclatement.

Dehors, un incident éclata entre Fernane Hanafi, maquisard responsable du PPA-MTLD, recherché par la police, et Ali Ferhat, connu pour ses sentiments berbéristes. Ce dernier, résident à Tizi Rached, était un ancien de l’Etoile nord-africaine. Exclu du Parti, puis réintégré, il se signalait par son arrogance et son agressivité. Provoqué et défié par lui, Fernane Hanafi se força à conserver son sang-froid jusqu’au moment où Ali Ferhat, le premier, brandit son revolver Hanafi, plus prompt, dégaina le sien et tira, blessant à l’épaule son agresseur qui fut conduit à l’hôpital de Tizi-Ouzou. L’incident avait fait grand bruit à l’époque. La tension entre le Parti et les berbéristes n’était pas inconnue de l’administration coloniale.

Il importe cependant de noter que, dans son ensemble, restant ouverte à l’influence confessionnelle des zaouïas qui se signalaient comme les meilleurs défenseurs de l’Islam et de la langue arabe, la grande majorité de la population et des militants de Kabylie se révéla imperméable à cette entreprise de subversion idéologique. Néanmoins, certains membres de l’Organisation politique et de l’OS en furent affectés.

Benyoucef Benkhedda, publié sur Le Quotidien d’Algérie le jeudi 21 Mai 2009

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