Récits voyageurs

Les Kabyles accueillent 12.000 Arabes durant la famine de 1867

Depuis longtemps déjà quelques négociants hardis se sont établis au milieu des Kabyles, et leur achètent leur huile et leurs olives. Les résidus des moulins, que les indigènes jetaient autrefois sans en tirer aucun parti, sont devenus l’objet d’un commerce lucratif ; traités par les procédés perfectionnés connus en Europe, ils produisent encore une certaine quantité d’huile que l’on obtient ainsi à bas prix. Ces transactions sont susceptibles de se développer dans de larges proportions, par suite de l’augmentation toujours croissante de la population et du bien-être que le maintien de la paix et la facilité des communications tendent à introduire chez ce peuple […]. La culture du sol, au contraire, restera presque exclusivement entre les mains des indigènes […] Déjà ils ont appris des Français la culture de la pomme de terre, qu’ils ne connaissaient pas avant leur arrivée, et ils se sont mis, à l’exemple des colons européens de la plaine, à planter de la vigne, qu’ils ne cultivaient autrefois qu’en treille et pour en manger le fruit. Aujourd’hui, tout propriétaire kabyle a son petit champ de pommes de terre, précieuse réserve pour l’hiver, et chaque année on voit surgir de nouvelles plantations de vigne.

Ce peuple intelligent et travailleur a pour l’agriculture une passion dont rien ne peut donner une idée. Devenir propriétaire d’un morceau de terrain, si petit soit-il, est la suprême ambition de tout Kabyle, et, pour atteindre ce but, il ne reculera devant aucun travail, devant aucune fatigue. Dur à la peine, d’une sobriété à toute épreuve, d’une persévérance que rien ne rebute lorsque son intérêt est en jeu, il entassera sou sur sou jusqu’à ce qu’il ait réussi, à force de privations, à conquérir l’aisance qu’il rêve, et après l’avoir acquise, il ne changera rien à ses habitudes et continuera à travailler avec la même opiniâtreté jusqu’à son dernier jour. C’est à ces qualités de vaillance, d’énergie et de persévérance que les Kabyles ont dû de pouvoir se perpétuer dans les montagnes où les ont refoulés les envahisseurs de la plaine, et de réussir à arracher des entrailles d’une terre ingrate de quoi nourrir une population trop dense. Qu’on s’étonne si ces mêmes qualités, transmises de génération en génération et accentuées par les nécessités mêmes de l’existence, ont été poussées à l’excès et ont produit chez eux des défauts correspondants ! C’est ainsi qu’il est impossible de n’être pas frappé de cette âpreté au gain qui est un des traits les plus visibles du caractère kabyle. Il y a bien peu de choses qu’un Kabyle refuserait de faire pour de l’argent. L’excuse de ces rudes montagnards se trouve dans leur pauvreté, dans l’extrême rareté du numéraire, qui avait fait fixer jadis par certaines tribus le taux légal de l’intérêt à 33 pour 100 1. On retrouve jusque dans leur législation les preuves d’un état social si singulier, et dont on chercherait en vain l’analogue chez tout autre peuple. Avant la conquête française, les Kabyles, qui possédaient dans leurs kanouns un code aussi complet, sinon aussi parfait que notre Code civil, ne connaissaient d’autre pénalité que l’amende pour certains crimes et pour la plupart des délits ; une peine pécuniaire était suffisamment redoutée pour servir de frein à une société où la rudesse et la grossièreté des mœurs s’élevaient à peine en bien des cas au-dessus de la barbarie.

Mais, à côté des défauts très-réels que j’ai signalés, il est juste de mettre en regard deux qualités qui complètent la physionomie de ce peuple singulier. En premier lieu, l’hospitalité n’est exercée nulle part d’une façon plus complète et plus généreuse que dans les montagnes du Djurdjura ; ce n’est pas seulement, comme ailleurs, une vertu privée, c’est ici une institution nationale. Dans tous les villages, l’étranger, quel qu’il soit, est certain d’être reçu comme un ami, d’être logé et nourri, selon son rang et sa position sociale, pendant toute la durée de son séjour.

Chaque maison est désignée à tour de rôle pour abriter les voyageurs de passage ; chaque habitant est tenu de leur offrir successivement leur repas, et si quelqu’un cherchait à se soustraire à cette obligation, la djemaa serait là pour le contraindre à remplir ses devoirs. Ce sentiment est si profondément enraciné dans le cœur des Kabyles, que pendant la grande famine qui désola l’Algérie en 1867, ils accueillirent à bras ouverts douze mille Arabes, leurs ennemis héréditaires, et pourvurent pendant plusieurs mois à tous leurs besoins. Il faut signaler encore l’amour de la famille, que certaines peuplades noires de l’Afrique intertropicale semblent à peine ressentir, et qui est aussi développé chez les Kabyles que chez n’importe quelle nation civilisée. On me citait des jeunes gens engagés dans nos régiments de tirailleurs algériens, qui trouvent le moyen de prélever sur leur modeste solde de quoi faire vivre leurs vieux parents.

Ernest Fallot, Aïn-el-Hammam, 17 mars 1884

Publié précédemment en juillet 2005

Merci de respecter notre travail.