Récits voyageurs

On compte sept villages kabyles entre Ménerville et Tizi-Ouzou

En quittant Ménerville, la diligence traverse dans toute sa largeur la belle vallée de l’Iisser, que j’ai remontée hier. Partout, des deux côtés de la route, se montrent des champs de blé et des vignes. Nous voyons en passant le village de lilad-Guitoun et, après avoir traversé le fleuve, ceux d’lsserville, entouré de bois d’eucalyptus ; de Bordj-Ménaïel, le plus important de la région, siège d’une justice de paix ; enfin, d’Haussonviller, où nous nous arrêtons pour déjeuner. L’auberge, tenue par de braves colons, est propre et le repas simple, mais bon.

Nous sommes ici au centre de la colonisation alsacienne et lorraine qui a défrayé pendant un temps la polémique des journaux français et algériens. Avec ce parti-pris de dénigrement que n’arrête pas même la crainte de porter atteinte au prestige national, bien des journalistes ont affirmé que le résultat de cette tentative patriotique, pour laquelle la France a dépensé ses millions sans compter, a été à peu près nul. Dans un ouvrage récent, M. Gaffarel, professeur à la Faculté de Dijon, déclare que la colonisation de 1871 n’a abouti qu’à une déception. Comment se fait-il donc qu’en 1884 je trouve peuplés et bien vivants tous les villages créés en Kabylie, qui devraient être tombés en ruine, si leurs habitants les avaient abandonnés ? L’opinion publique, fâcheusement impressionnée par les mécomptes qui ont entravé l’entreprise au début, a eu le tort de généraliser ce qui ne se présentait que comme faits particuliers, et s’est trop hâtée de crier à l’insuccès. En réalité, les premiers colons installés en 1871 n’ont pas tous répondu à ce qu’on attendait d’eux. Un certain nombre, anciens ouvriers de fabriques, mal préparés à la vie agricole, se sont découragés trop tôt ; ils ont préféré vendre à vil prix les terres, les bestiaux et les instruments qu’ils devaient à la générosité de leurs compatriotes, et quitter le pays. Pendant le repas, la conversation entre voyageurs roulait sur ce sujet. Un fonctionnaire, fixé depuis longtemps dans la région, me confirmait qu’une partie seulement des premiers émigrants ont réussi, et sa femme, bien que Strasbourgeoise, avouait que le départ des autres n’était pas à regretter ; car leur insuccès, le plus souvent, n’a pas eu d’autre cause que leur paresse ou leur inconduite. Le cocher de la voiture est plus explicite encore : il proclame bien haut que ces colons fantaisistes ont bu leurs concessions. Cependant, ces déserteurs d’un nouveau genre ont été remplacés par des cultivateurs plus sérieux, et les villages n’ont rien perdu au change. Il faut remarquer, en effet, que le but poursuivi par l’Etat en appelant en Algérie les émigrés d’Alsace et de Lorraine était, tout en tendant la main aux victimes de l’odieuse proscription allemande, de travailler au peuplement de la colonie. On peut regretter que certains émigrants ne se soient pas montrés dignes de l’intérêt qu’avait éveillé en France leur situation malheureuse, et n’aient pas su profiter de la chance inespérée de fortune qui leur était offerte. On peut constater que ces départs ont entravé un moment l’action du gouvernement et entraîné des pertes d’argent ; mais on doit reconnaître en définitive que, malgré tout, l’œuvre entreprise a été réalisée. Il résulte, en effet, des documents officiels que, au 1er mars 1875, deux cent soixante-douze familles, soit mille deux cent deux personnes, ont été installées dans la province d’Alger.[1]

Au dernier recensement, la population européenne des trois seuls villages d’Isserville, Blad-Guitoun et Bordj-Ménaïel, qui n’avaient pas reçu tous les émigrants du département, était de mille six cent trente habitants. Entre Ménerville et Tizi-Ouzou, le long d’une route sur laquelle j’ai compté sept villages, on ne rencontrait que quatre ou cinq maisons au moment de l’insurrection de 1871.

Ernest Fallot, le 13 mars 1884

Précédemment mis en ligne en janvier 2008.

[1] La colonisation officielle en Algérie, par le comte D’Haussonville. Paris, 1883.

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