Récits voyageurs

Palestro en 1871

Je redescends pour prendre la voiture qui m’emporte à Palestro. La route atteint bientôt la vallée du fleuve, qu’elle ne quittera plus que pour franchir quelques-uns de ses affluents. Sur les deux rives, les hauteurs d’abord peu élevées, de simples mamelons, sont tantôt incultes, tantôt couvertes de prairies, de champs de blés et de vignobles nouvellement plantés. Nous traversons des villages : Souk-el-Haad, Beni-Amran ; ils paraissent prospères, autant qu’on peut en juger du haut de l’impériale d’une diligence. Du reste, pourquoi ne le seraient-ils pas ?

Dans toute la vallée de l’Isser les terres sont excellentes et les pluies plus fréquentes que dans la Mitidja, à cause de la proximité des hautes montagnes. Pendant l’été, le fleuve n’est jamais à sec. La fièvre qui existe encore à certains endroits est le seul obstacle sérieux que rencontrent les colons ; mais là, comme partout ailleurs, elle tend à disparaître devant le progrès des cultures. Bientôt les berges deviennent plus abruptes, les montagnes se rapprochent et s’élèvent, et la roule doit serpenter à flanc de coteau ; nous sommes dans les gorges de Palestro. La végétation a presque disparu : quelques buissons croissent seuls entre des roches rougeâtres qui doivent faire un merveilleux effet, lorsque le soleil les éclaire de son éclatante lumière. Malheureusement, des nuages le voilent aujourd’hui, ce qui enlève singulièrement au pittoresque de ce passage célèbre. Au fond du ravin, l’Isser roule son eau vaseuse. La gorge devient si étroite qu’il a dû se frayer un lit entre deux rochers à pic. La route est obligée de passer en tunnel. A quelques pas de là, une charmante cascade tombe comme un flot de dentelles du flanc opposé delà montagne. La vallée s’élargit de nouveau, et bientôt apparaît, sur un plateau dominant le fleuve, Palestro, l’héroïque village qui s’est immortalisé pendant l’insurrection de 1871.

C’était aux plus mauvais jours de cette année néfaste. Tandis que Paris et plusieurs grandes villes luttaient contre l’insurrection communaliste, l’Algérie presque entière était en feu. Les tribus kabyles, sachant l’armée occupée en France, s’étaient soulevées et descendaient de leurs montagnes comme un torrent dévastateur ; elles incendiaient les fermes et les villages de la plaine, massacraient les colons et espéraient bien s’emparer d’Alger et jeter les Français à la mer. Palestro se trouva sur leur route. Fondé depuis deux ans à peine, ce village ne comptait qu’une cinquantaine d’hommes en âge de prendre les armes.

Malgré leur petit nombre, ils résolurent de combattre jusqu’au dernier soupir. Le maire et le curé à leur tête, ils s’enfermèrent avec leurs femmes et leurs enfants dans trois maisons barricadées à la hâte, et pendant quatre jours ils résistèrent à l’assaut de quinze mille Kabyles. Il fallut la trahison et l’incendie pour venir à bout de ces braves. A la faveur d’une trêve qu’ils avaient sollicitée, les chefs indigènes pénétrèrent dans la gendarmerie, principal refuge des assiégés, et violant la foi jurée, ils y introduisirent leurs hommes, qui accablèrent les Français sous le nombre : deux seulement échappèrent au massacre. Déjà l’église et le presbytère avaient été incendiés, et le curé et plusieurs colons avaient trouvé la mort sous leurs décombres. Seule la maison du cantonnier tenait encore.

Acculés dans ce réduit, les derniers défenseurs de Palestro firent des prodiges. Chassés du rez-de-chaussée par les Kabyles, ils se réfugièrent sur la toiture en forme de terrasse, et là, exposés à l’ardeur du soleil, privés d’eau et de vivres, ils tiraient encore avec l’héroïsme du désespoir, tandis que la maison incendiée brûlait au-dessous d’eux.

Vaincus, enfin, par les prières des femmes et des enfants, qui réclamaient à grands cris la fin de leur supplice, ils consentirent à se rendre à condition d’avoir la vie sauve. Le lendemain une petite colonne de troupes, partie en toute hâte d’Alger à la nouvelle de l’insurrection, arrivait sur le théâtre de cette lutte tragique : elle n’y trouvait plus que des décombres encore fumants et des cadavres mutilés auxquels elle eut la triste satisfaction de rendre les derniers devoirs.

La place publique de Palestro reconstruit a servi de fosse commune à plus de cinquante victimes de ces dramatiques événements. Sur un socle de marbre blanc qui conserve leurs noms, la reconnaissance publique de l’Algérie a élevé une statue représentant un colon, le fusil à la main, les traits respirant une énergie farouche, qui défend une femme et un enfant. L’exécution de cette œuvre peut sembler un peu naïve ; elle n’en est pas moins un hommage bien mérité rendu à des héros et une leçon perpétuelle de courage et de patriotisme à l’usage de la jeune génération de la colonie. En face du monument se dresse la nouvelle église, relevée sur les fondements de l’ancienne. A quelques minutes de la place, au-dessus de la route, on voit encore la maison cantonnière où s’accomplit le dernier acte du drame. Elle aussi a été restaurée : c’est une petite maison blanche aux volets verts et au toit plat qu’entoure un jardin clos de murs. En faisant le tour de cet humble logis, que rien ne signale à l’attention de l’étranger, je ne puis songer sans émotion aux vaillants qui luttèrent derrière ces faibles murailles et qui, par la résistance qu’ils opposèrent pendant plusieurs jours aux tribus insurgées, sauvèrent peut-être Alger d’une catastrophe.

Palestro n’avait, en 1871, que six maisons en pierres qui furent incendiées par les Kabyles, et ne comptait pas plus de cent douze habitants, dont la moitié à peine survécut au désastre. Aujourd’hui, c’est un village en pleine prospérité, dont la population dépasse cinq cents Européens. Lorsque la voie du chemin de fer, dont j’ai admiré au retour les magnifiques travaux d’art, sera terminée, elle assurera à ce village, en communications rapides avec Constantine et Alger, un très-bel avenir.

On est confondu d’admiration, quand on songe à ce qui a été fait dans ce pays depuis la chute de l’Empire. Non seulement les ruines amoncelées par l’insurrection ont été relevées, mais les villages se sont agrandis, de nouveaux ont été créés, des fermes ont surgi de toutes parts, les champs cultivés remplacent partout les terrains vagues, et la locomotive ne tardera pas à donner une puissante impulsion à toutes les forces productives de la nature, ignorées il y a quelques années. Et pendant ce temps, il est encore de mode en France de dire et d’imprimer que le Français n’est pas colonisateur. Si ceux qui répètent sans cesse ce prétendu axiome économique désirent savoir ce qu’il renferme de vérité, je leur conseille d’aller visiter la vallée de Tisser : ils reviendront convaincus qu’aucun peuple en dix ans n’a accompli de plus grandes choses en fait de colonisation.

Ernest Fallot le 12 mars 1884

Article précédemment mis en ligne en janvier 2006

Logo d’illustration : aquarelle de Adrien Dauzats (1804-1868), Passage des Portes de Fer, détail, vers 1839

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