Récits voyageurs

Promenade dans Bouzaréah au XIXe siècle

Récit tiré d’un ouvrage publié au XIXe siècle. Ouvrage rare et non réédité. J’ai la chance de le posséder, je partage avec vous mes trésors. Sans ces voyageurs qui ont pris la peine de décrire leurs voyages, nous n’aurions pas grand-chose sur l’Algérie d’antan quelle que soit la région.

J’ai consacré ma journée à parcourir la chaîne de collines qui entoure Alger et qui recouvre une partie du Sahel. Je ne me doutais pas que la brûlante Afrique renfermât des coins aussi frais et aussi verts que ceux que j’ai trouvés. Partout des ruisseaux courant parmi les pierres au fond d’un lit encaissé, et des pâturages où l’on s’étonne de ne pas rencontrer plus de vaches. Des touristes enthousiastes ont appelé cet endroit une Suisse africaine ; si cette expression est singulièrement exagérée, car il serait ridicule de chercher, à 400 mètres de hauteur, les mêmes sites qu’à 3.000, il est vrai, cependant, que la verdure et la fraîcheur de ces vallons et de ces collines rappellent parfois les Alpes.

Je suis monté, par le Frais Vallon, jusqu’au sommet du Bouzaréa. Du haut de ce point culminant, comme d’un belvédère, on embrasse d’un coup d’œil l’ensemble tous les environs d’Alger, le Sahel et une partie de la grande plaine de la Mitidja. Avec ma lorgnette, j’ai vu distinctement la baie et la pointe de Sidi-Ferruch, […] Enfin, dans le lointain, j’ai pu distinguer le Tombeau de la Chrétienne.

Près du village français de Bouzaréa, un jeune indigène m’a fait visiter le village arabe, spécimen bien rare aux alentours d’Alger. Il est placé sur le versant d’un mamelon entouré d’une épaisse haie de cactus. Au sommet se trouve le marabout, petit bâtiment blanchi à la chaux, qui renferme, dans une châsse fort simple, les restes d’un saint quelconque dont je n’ai pu retenir le nom. Les gourbis sont au-dessous ; j’ai voulu en visiter un. Au milieu d’un enclos formé de broussailles et d’épines, on voit deux ou trois cabanes construites en pierres et en boue, et recouvertes de chaume ou de branchages. La hauteur n’est pas assez grande pour qu’on puisse se tenir debout. Dans l’intérieur, pas d’autre meuble qu’une mauvaise paillasse. Telle est l’habitation d’une pauvre veuve qui me demande quelques sous à mon départ.

Le gourbi est l’intermédiaire entre la tente et la maison. Dans la plus grande partie du Tell, le peuple arabe a franchi la grande étape vers la civilisation, qui consiste à abandonner la vie nomade du pasteur pour la vie sédentaire du cultivateur. Par suite, il a été amené à substituer le gourbi, habitation permanente, quoique de construction facile, à la tente, demeure que l’on transporte partout avec soi, et que l’on dresse le soir pour la replier au matin. Mais cette transformation ne s’est pas arrêtée là ; on m’a montré, à Bouzaréa, de véritables maisons habitées par les personnages influents de la tribu, les marabouts ; elles n’ont qu’un simple rez-de-chaussée, et laissent évidemment à désirer en bien des points ; mais elles sont construites en maçonnerie, et ont un tout autre aspect que les gourbis. Cette transformation dans l’habitation et le mode d’existence des Arabes du Tell s’est imposée à eux sous la pression de la nécessité, puisqu’ils quittaient les immenses plaines des hauts plateaux, si propices au bétail, pour une contrée où la culture du sol permet seule de vivre. Mais, bien qu’elle ait constitué un progrès incontestable, si l’on se place au point de vue européen, il est douteux qu’elle ait eu pour résultat une amélioration dans le bien-être des populations qui l’ont subie. En effet, il paraît établi que le peuple arabe serait plutôt en voie de décroissance. Le passage d’un état social primitif à un autre plus avancé lui a-t-il été funeste ? ou bien faudrait-il chercher ailleurs les causes de ce phénomène ? Mon guide m’a assuré que le village de Bouzaréa ne contenait plus qu’une trentaine d’habitations […] On explique cette diminution par de nombreux décès et par une forte émigration vers Alger. Ainsi finira probablement la race arabe ; ses débris, repoussés des campagnes, se rejetteront sur les villes, où ils trouveront à gagner leur vie plus facilement, et ils se mêleront avec les Maures, ce résidu de toutes les nations qui ont successivement occupé l’Afrique du Nord depuis l’antiquité.

Ernest Fallot, 8 mars 1884.

Publié précédemment en juillet 2005

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