Société

Samuel Huntington a vu juste

L’énoncé de Paul Valéry « Nous autres civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles » avait en son temps un peu surpris. Le narcissisme européen aidant, on avait du mal à imaginer que la « civilisation occidentale » puisse avoir une fin. En ce temps d’incertitudes, la sentence paraît moins surprenante. Or, les civilisations qui, manifestement, ne sont pas éternelles, ont cependant une durée de vie longue, bien plus longues que celle des royaumes et des empires. Paul Valéry devait avoir à l’esprit Ctésiphon, Rome et Byzance qui ne sont plus que souvenirs, mais dont la durée de vie avoisine malgré tout le millénaire, alors que les nations et les États, leurs institutions et leurs régimes politiques, se comptent en siècles, parfois même seulement en dizaines d’années.

Si, maintenant, on prend le mot « civilisations » au sens très large du terme, et qu’on adopte une optique historique de temps long, on s’aperçoit que les civilisations ont des durées de vie plus longues encore que celles des empires auxquels pensait Valéry. Rome comme Byzance étaient imprégnés d’hellénisme, lequel avait commencé d’influencer le pourtour méditerranéen bien avant que n’émergent les deux empires, et le zoroastrisme avait commencé d’influencer la Perse avant que Cyrus n’en réalise l’unité. Dans cette optique c’est cette fois au niveau du bimillénaire qu’il faut situer la durée de vie des civilisations grecque et perse, qui sont restées face à face durant tout ce temps, certes avec des influences réciproques, mais surtout avec chacune leur affirmation identitaire spécifique, dont elles ne se sont jamais vraiment départies. Et si maintenant on porte un regard global sur les multiples conflits ayant parsemé l’histoire de ces civilisations sur la longue durée, on s’aperçoit que leurs tensions majeures s’inscrivent dans une dialectique d’affrontement entre deux blocs, à la fois géographiques et culturels, dont le point de rupture principal se situe quelque part entre Syrie et Arménie, dans cette région de Haute Mésopotamie appelée Djézireh.

Constatant que cette Djézireh est aujourd’hui l’épicentre des tensions entre Iran, Irak et Turquie, on ne sera pas surpris d’apprendre que c’est également là que se situa l’épicentre du séisme qui ébranla au 7e siècle d’antiques civilisations avant de donner naissance à l’islam. Les puissants empires perse et grec de l’époque s’affrontèrent durant vingt années de guerres ininterrompues (610-630) qui les affaiblirent au point de les mettre à la merci d’attaques bédouines, contre lesquelles ils avaient pourtant toujours su se prémunir. L’invasion arabe qui s’ensuivit, inédite par le succès qu’elle a remporté, n’est cependant pas un événement inédit. Elle appartient au modèle absolument classique des invasions de sédentaires-producteurs par des nomades-prédateurs. En d’autres termes l’événement s’identifie fondamentalement à un choc entre une civilisation paléolithique arabe et les civilisations néolithiques du croissant fertile.

Samuel Huntington (Le choc des civilisations, 1997) constatait après l’effondrement du bloc soviétique, que l’ordre bipolaire de la guerre froide n’avait été qu’un mode éphémère de relations internationales, laissant réapparaître le monde réel de toutes époques, multipolaire, où la tradition et les mœurs, la mémoire collective et la conscience identitaire, sont ce qui conditionne durablement les rapports entre les peuples. À ses yeux, la géopolitique du monde n’est pas essentiellement fondée sur des clivages idéologiques ou politiques, mais sur des oppositions culturelles dans lesquelles le substrat religieux tient une place centrale. La lecture des événements du 7e siècle au Moyen Orient s’inscrit aisément dans cette vision géopolitique qui n’est évidemment pas que contemporaine. Le drame des origines de l’islam s’identifie à un choc multipolaire entre quatre blocs « civilisationnels » au sens où l’entend l’auteur du « Choc des civilisations ». Cet épisode majeur de l’histoire des peuples que fut l’émergence de l’islam, est une confirmation rétrospective de la thèse toujours très controversée d’Huntington qui décidément a vu juste.

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