Récits voyageurs

Constitution kabyle au XIXe siècle

Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des Kabyles, ce texte ne manquera pas de vous éclairer sur l’indépendance réelle des Kabyles et leur mode de vie au XIXe siècle.

Nous nous mettons en route, longeant à flanc de coteau le contrefort à l’extrémité duquel est bâti Fort-National. La conversation s’engage sur les mœurs et les coutumes du pays, et M. Sabatier, […] veut bien nous parler des institutions politiques et sociales de la Kabylie, dont il a fait une étude approfondie.

Dans aucun pays du monde, on n’a jamais poussé aussi loin qu’ici le régime fédératif. Si l’on veut arriver au point de départ initial de tout le système, il faut descendre jusqu’à l’individu. Le Kabyle, homme libre par excellence, n’est pas, comme dans nos pays unitaires, une simple fraction du peuple souverain ; il est souverain lui-même.

Réuni à un groupe d’hommes, égaux en droits avec lui, il forme la karouba, [1] premier degré de l’échelon fédératif. À l’origine, la karouba était une véritable famille dont tous les membres étaient unis par les liens du sang […]. On pourrait comparer la karouba kabyle à la gens romana, avec cette différence que tous ses membres sont égaux, et que patrons et clients y sont également inconnus.

Chaque karouba a l’administration de ses biens, le plus souvent indivis, élit son président, le tamen, qui doit veiller aux intérêts communs, les défendre chaque fois qu’ils sont menacés, et, si la guerre éclate, prendre le commandement des guerriers. Plusieurs karoubas confédérées forment le village, le taddert [2], véritable État autonome en même temps que commune, mais état fédératif. Le groupement d’un certain nombre de villages voisins constitue la tribu, et enfin la réunion de plusieurs tribus associées dans un but de défense contre l’ennemi du dehors, donne naissance à la confédération. Il est très singulier que chacun des anneaux de cette chaîne politique, qui part de l’homme pour aboutir à la confédération, corresponde exactement à une division géographique ; en effet, la karouba n’est autre chose qu’un quartier du village, la commune c’est le village lui-même ; la tribu aligne ses villages sur la crête d’un même contrefort, et la confédération a presque toujours pour cause une circonstance topographique quelconque, telle que la défense d’un défilé ou d’un col contre les envahisseurs. C’est ainsi que dans ce curieux pays l’organisation politique s’adapte exactement à la configuration du sol, à tel point que l’on pourrait se demander si le pays a été fait pour l’homme, ou l’homme pour le pays.

Il est intéressant d’étudier au sein du village le fonctionnement de cette institution un peu complexe, mais merveilleusement pondérée. Dans la vie politique kabyle, un rôle important appartient aux cofs, qui y jouent le même rôle qu’en Europe les partis politiques. Cependant la différence est grande entre un çof kabyle et ce que nous appelons un parti : tandis qu’il y a dans tout parti un fonds d’idées communes politiques ou religieuses, que l’on s’efforce de faire triompher, le çof ne connaît rien de semblable ; il n’a d’autre but que la défense des intérêts privés de ses membres. Empêcher l’individu d’être opprimé par le nombre en lui offrant l’appui d’autres individus en nombre suffisant pour faire respecter ses droits méconnus, telle est sa raison d’être. C’est par sa naissance que l’on entre dans un çof, et l’on n’en sort pas sans un motif grave. Pour augmenter le nombre de ses adhérents, condition nécessaire de richesse et de puissance, le çof dépasse les limites du taddert ; il s’étend de village en village, jusqu’aux extrémités de la confédération, toujours prêt à défendre par tous les moyens, au besoin les armes à la main, celui de ses membres qui serait opprimé ; souvent il a été l’occasion des luttes interminables qui ont jadis ensanglanté la Kabylie. Ici encore il y a une corrélation à établir entre les institutions politiques et la topographie du pays ; chaque village est divisé en deux çofs, le çof bou-fellah (çof d’en haut), et le çof bou-adda (çof d’en bas).

Le village est gouverné par une djemaa (conseil) formée par les tamens, chefs électifs des karoubas. Mais cette représentation de collectivités aurait pu violer le principe fondamental des démocraties qui attribue le pouvoir au nombre, en donnant la majorité au çof le moins nombreux, puisque chaque karouba n’avait qu’un seul représentant, sans aucun égard pour son importance numérique ; on a donc imaginé, pour rétablir l’équilibre, d’ouvrir la djemaa à des vieillards, à des invalides du travail, qui, pris indistinctement dans l’un ou l’autre çof, siègent sous le nom d’akkals ou sages, et qui, tout en assurant le respect de la loi du nombre, apportent aux délibérations, par leur âge et leur expérience, un élément de pondération et de conciliation bien nécessaire au milieu des luttes ardentes et passionnées dont le village était souvent le théâtre. Ainsi constituée, la djemaa administre le taddert. Autrefois elle joignait à ses pouvoirs politiques des attributions judiciaires qui lui ont été enlevées depuis la conquête. Elle élit son amin, agent du pouvoir exécutif, dont les fonctions correspondent à peu près à celles de nos maires, et qui est forcément le candidat de la majorité ; mais, par suite d’un usage étrange, à chaque élection, le candidat vaincu, celui de la minorité, par conséquent, obtient par le fait même de son échec, les fonctions d’oukil [3] ; il est chargé de surveiller les actes du parti au pouvoir, d’exercer un contrôle permanent sur l’administration de l’amin, et en même temps devient le trésorier de la commune, et effectue tous les paiements, conformément aux décisions de la djemaa. C’est exactement comme si, dans nos États parlementaires, le chef de l’opposition devenait ipso facto ministre des Finances ; on peut se demander si cette combinaison originale ne serait pas parfois un frein salutaire à certaines dépenses engagées par le parti au pouvoir.

Telle est, dans ses grands traits, la constitution kabyle. N’est-il pas singulier de voir un peuple presque barbare arriver à une organisation politique aussi logique et aussi rationnelle, résoudre, avec les seules lumières du bon sens, le problème si délicat de la représentation proportionnelle (les majorités et des minorités, et, dépassant en cela nos théoriciens les plus hardis, assigner à la minorité un rôle équitable dans le gouvernement de l’État ? Ce n’est pas que je ferme les yeux sur les défauts et les lacunes de cette constitution, ni que je veuille la présenter comme un modèle à imiter. Résultat inconscient de l’histoire tout entière de la Kabylie depuis les siècles les plus reculés, autant que des mœurs et du caractère kabyles, produit du sol lui-même qui lui sert de cadre indispensable, elle est et restera kabyle. Semblable à ces plantes rares qui ne peuvent croître qu’à une certaine altitude ou sous une latitude donnée, l’air pur et vivifiant du Djurdjura est nécessaire à cet organisme étrange. Le Kabyle non plus ne saurait s’en passer ; son horizon politique ne s’étend pas au-delà des libertés municipales, mais il ne saurait vivre sans elles. Éclairée par la sanglante leçon de 1871, la France semble avoir compris qu’on ne peut faire impunément violence à la nature, et que vouloir imposer à un peuple les institutions contre lesquelles proteste un passé plusieurs fois séculaire, c’est à la fois une injustice que le droit du conquérant ne peut faire absoudre, et un moyen déplorable d’asseoir sa domination et de faire respecter son pouvoir.

Ernest Fallot, Fort-National, 16 mars 1884

P.-S. Notes

[1] L’origine de ces dénominations est expliquée par l’arrivée dans les villages de la montagne des Berbères de la plaine, refoulés par les envahisseurs (Revue d’anthropologie, année 1882, p. 441). Avec le temps, chacun des partis a dû chercher à recruter des adhérents dans les tribus ennemies, ce qui a pu amener la juxtaposition des deux çofs dans tous les villages.

[2] ce mot veut dire village en kabyle

[3] Chez les Kabyles toutes les fonctions publiques sont entièrement gratuites.

Article précédemment mis en ligne en janvier 2006

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