Société

Constitution politique de la Kabylie

Étude sur la constitution politique kabyle avant la colonisation française.

Première partie.

Bien qu’elle ne soit point appelée à servir de type aux constitutions modernes, l’ancienne organisation politique du petit monde kabyle peut offrir une étude curieuse. On y voit, appliquée durant de longs siècles, à une race encore debout, une formule de ce gouvernement direct du peuple par le peuple dont la recherche, depuis 1789, a fait rêver plus d’un cerveau. Que la crudité de la formule ait été adoucie par les réformes françaises, il n’y a de quoi offusquer personne. Pour être avec son temps partisan de la démocratie, on ne cesse pas d’être raisonnable ; et lorsqu’un conquérant civilisé trouve sur la terre conquise une société par trop franche de lisières, n’est-il pas légitime qu’il lui donne quelques magistrats, et même quelques gendarmes ? C’est ce qu’a fait ici la France : nous verrons bientôt dans quelle mesure. Pour le moment, nous nous transportons à vingt ans en arrière, à la veille du 24 mai 1857, qui allait livrer à nos armes tout le massif du Djurjura. Qu’on nous permette toutefois de nous exprimer le plus souvent comme si l’ancien régime fonctionnait encore. Outre que le récit en sera simplifié, ce passé, hier encore intact, n’est pas tellement mort, tellement enfoui dans les souvenirs écroulés, qu’il n’en reste plus trace : c’est un vivant mutilé ou meurtri, mais un vivant.

Que sont donc en politique ces derniers enfants de la mère-patrie ? En religion, nous l’avons vu, ils sont mahométans de la dernière heure, moins enlacés que les Arabes dans les filets de leur prophète, et, par suite, moins imperméables à notre influence. Sur le terrain politique, l’abîme qui sépare les nouveaux maitres des nouveaux sujets est encore moins profond. Tandis que chez les vraies nations musulmanes le Coran enserre tout de son étreinte funeste, puisqu’il est la règle universelle et unique, la charte et le code, la loi religieuse et morale, chez les Kabyles, et en général dans toute la race berbère, il s’est heurté à un mur de franchises devant lequel il lui a fallu, sinon abdiquer totalement, au moins céder une bonne moitié de ses droits. Tout prophète qu’il est, Mahomet n’a voix dans les conseils que si la coutume est muette. Lorsque la coutume parle, pas de Coran qui tienne contre elle. Le droit divin après la souveraineté populaire, le citoyen avant le croyant.

De là ce fait, que dans la tribu kabyle, au lieu d’être tout dépaysés comme dans la tribu arabe, nous nous trouvons à certains égards en pays de connaissance. Pour ne prendre que le côté le plus apparent de la question, la tribu arabe, avec sa population de pasteurs nomades, avec sa forme autoritaire, aristocratique, patriarcale, avec ses castes tranchées, ses kaïds et agha fastueux qu’ont vus à Alger tous les promeneurs de la place du Gouvernement, n’est-elle pas une région plus ou moins nébuleuse, une réminiscence des tentes d’Abraham ou d’Ismaël ? La tribu kabyle, au contraire, a beau se régir par des coutumes très originales et très antiques, c’est un pays nous dirions volontiers plus moderne. Non-seulement la vie sédentaire, mais l’administration municipale, la fédération, l’égalité, voilà autant de choses familières aux Kabyles. De temps immémorial, le flot démocratique coule à pleins bords le longs des flancs de cette portion de l’Atlas.

Si de loin en loin, dans l’histoire de ces peuplades et sur un point de leur territoire, apparaît quelque vestige de monarchie, c’est par exception. Elles traversaient alors une crise ; l’étranger menaçait la montagne ; l’intérêt de la défense nationale réclamait une tête unique. De règle, le régime du Djurjura c’est le régime républicain, dans toute sa simplicité agreste, sans noblesse titrée[1], sans armée fixe ; bien plus, morcelé à l’infini et comme émietté, sans pouvoir suprême, sans autre lien qu’un lien fédératif assez lâche ; bref, un régime communal à déconcerter nos décentralisateurs les plus hardis.

C’est à tel point, qu’il n’aurait pas fallu nommer tout d’abord la tribu, comme si elle était ici la première unité politique. Le premier noyau de cette singulière nationalité, ce n’est ni la confédération, ni la tribu : c’est le village[2].

Joseph Dugas, La Kabylie et le peuple kabyle, 1887

Article précédemment mis en ligne en octobre 2005

Notes :

[1] Les marabouts forment bien une caste religieuse et nobiliaire ayant ses préjugés et quelques privilèges ; mais nous avons dit confinent ils ont eu soin de se fondre peu à peu avec la masse indigène, précisément pour se faire accepter et ne pas heurter de front les habitudes égalitaires de la race berbère. S’ils se rendent coupables d’un délit, ils peuvent être punis comme un simple Kabyle.

[2]  Les plus gros villages ont une population de quinze cents deux mille âmes. Or, d’après la statistique donnée par M. Hanoteau, la subdivision de Dellys, qui embrasse le cœur même de la Kabylie du Djurjura, renferme plus de deux cent soixante mille habitants sur une surface de 865.994 hectares. Qu’on calcule d’après ces chiffres le nombre des villages disséminés sur ces montagnes.

Article précédemment mis en ligne en octobre 2005.

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