Philosophie

Diogène de Sinope

Diogène le cynique, fils du banquier Ikésios, naquit à Sinope.[1] Il est le plus célèbre des disciples d’Antisthène le fondateur de l’École cynique lui-même élève de Gorgias et disciple de Socrate.

On connaît peu de choses de sa vie, de ses écrits, de son enseignement véritable. Mais la légende s’est emparée de ce charismatique clochard philosophe, à la destinée et aux idées peu banales, et on lui attribue mille exploits et mille propos vrais ou inventés. La source la plus sérieuse venue jusqu’à nous se trouve dans le monumental ouvrage : Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce (IIIe siècle).

Il s’enfuit, raconte Dioclès, quand son père, qui tenait la banque publique, fabriqua de la fausse monnaie. Eubulide, dans son livre sur Diogène, accuse de ce crime notre philosophe, et dit qu’il s’enfuit avec son père. Quoi qu’il en soit, Diogène lui-même s’accuse dans le Pordalos d’avoir falsifié la monnaie. Quelques auteurs racontent qu’étant inspecteur de la monnaie, il reçut d’ouvriers le conseil d’aller à Delphes ou à Délos, patrie d’Apollon, pour demander ce qu’il devait faire. L’oracle lui permit de faire la monnaie de l’État. Ayant mal interprété la réponse, il falsifia la monnaie, et, pris sur le fait, il fut condamné à l’exil, disent les uns, il s’enfuit par crainte d’un châtiment, disent les autres. On croit encore qu’il falsifia de l’argent que son père lui avait donné, que son père, jeté en prison, y mourut, et que lui-même, condamné à l’exil, s’en vint à Delphes, non pas pour savoir s’il pouvait falsifier la monnaie, mais pour savoir de quelle façon il pouvait devenir illustre, à quoi l’oracle lui répondit. Venu à Athènes, il s’attacha à Antisthène. Celui-ci le chassa parce qu’il ne voulait pas de disciples, mais il ne put rien contre la ténacité de Diogène. Un jour où il le menaçait d’un bâton, notre philosophe tendit sa tête et lui dit : « Frappe, tu n’auras jamais un bâton assez dur pour me chasser, tant que tu parleras ! » Il devint donc son auditeur et vécut très simplement, comme il convenait à un homme exilé.

Ayant vu un jour une souris[2] qui courait sans se soucier de trouver un gîte, sans crainte de l’obscurité, et sans aucun désir de tout ce qui rend la vie agréable, il la prit pour modèle et trouva le remède à son dénuement. Il fit d’abord doubler son manteau, pour sa commodité, et pour y dormir la nuit enveloppé, puis il prit une besace, pour y mettre ses vivres, et résolut de manger, dormir et parler en n’importe quel lieu. Aussi disait-il, en montrant le portique de Zeus[3] et le Pompéion, que les Athéniens les avaient construits à son intention, pour qu’il pût y vivre. Étant tombé malade, il s’appuyait sur un bâton. Par la suite, il le porta partout, à la ville et sur les routes, ainsi que sa besace[4]. Il avait écrit à un ami de lui indiquer une petite maison ; comme l’ami tardait à lui répondre, il prit pour demeure un tonneau vide qu’il trouva au Métroon[5].Il le raconte lui-même dans ses lettres. L’été il se roulait dans le sable brûlant, l’hiver il embrassait les statues couvertes de neige, trouvant partout matière à s’endurcir.

Il était étrangement méprisant, nommait l’école d’Euclide école de bile, et l’enseignement de Platon perte de temps[6].Il appelait les concours en l’honneur de Dionysos de grands miracles de fous, et les orateurs les valets du peuple. Quand il regardait les pilotes, les médecins, et les philosophes, il pensait que l’homme était le plus intelligent de tous les animaux ; en revanche s’il regardait les interprètes des songes, les devins et leur cour, et tous les gens infatués de gloire et de richesse, alors il ne savait rien de plus fou que l’homme. Il répétait aussi sans cesse qu’il fallait aborder la vie avec un esprit sain ou se pendre.

Voyant un jour Platon, invité à un riche banquet, ne manger que des olives : « Comment, lui dit-il, toi Platon, l’homme sage qui es venu en Sicile en bateau, poussé par le désir de tables richement servies, quand elles sont là sous ton nez, tu n’en profites pas ? » Platon lui répondit : « Mais voyons, Diogène, c’est pour manger des olives et des mets semblables que je suis venu en Sicile. » Diogène alors de répliquer : « Quelle sottise de venir à Syracuse et de passer la mer, quand l’Attique produit elle aussi des olives ! » Ce discours est attribué à Aristippe par Phavorinos (Mélanges historiques). Un jour qu’il mangeait des figues sèches, Diogène rencontra encore Platon et lui dit : « Tu peux en prendre. » Platon en prit donc et les mangea, sur quoi Diogène lui fit observer : « Je t’ai dit d’en prendre, non d’en manger. » Un jour où Platon, au retour de chez Denys, avait invité des amis, Diogène, qui marchait sur les tapis, dit : « Je foule aux pieds l’orgueil de Platon. » Platon répliqua « Comme tu montres malgré toi ton orgueil, Diogène, toi qui prétends n’en pas avoir ! » D’autres auteurs veulent qu’à la phrase de Diogène, Platon ait répondu : « Avec ton propre orgueil, Diogène ! » Sotion (liv. IV) raconte en ces termes un entretien entre Platon et le philosophe cynique : Diogène avait demandé à Platon un peu de vin et des figues sèches. Platon lui donna une bouteille pleine, et Diogène lui dit : « Quand on te demande combien font deux et deux, réponds-tu vingt ? tu ne donnes pas ce que l’on te demande, et tu ne réponds pas à la question posée », et là-dessus il le traita de bavard.

On lui demandait en quel endroit de la Grèce il avait vu des hommes de bien : « Des hommes, dit-il, je n’en ai vu nulle part, mais j’ai vu des enfants à Lacédémone. »

Un jour où il parlait sérieusement et n’était pas écouté, il se mit à gazouiller comme un oiseau, et il eut foule autour de lui. Il injuria alors les badauds, en leur disant qu’ils venaient vite écouter des sottises, mais que, pour les choses sérieuses, ils ne se pressaient guère.

Il disait encore que les hommes se battaient pour secouer la poussière et frapper du pied, mais non pour devenir vertueux.

Il s’étonnait de voir les grammairiens tant étudier les mœurs d’Ulysse, et négliger les leurs, de voir les musiciens si bien accorder leur lyre, et oublier d’accorder leur âme, de voir les mathématiciens étudier le soleil et la lune, et oublier ce qu’ils ont sous les pieds, de voir les orateurs pleins de zèle pour bien dire, mais jamais pressés de bien faire, de voir les avares blâmer l’argent, et pourtant l’aimer comme des fous.

Quelqu’un lui dit : « Tu ne sais rien, tu ne fais rien et tu te dis philosophe. » «Mais, rétorqua-t-il aimablement, simuler la sagesse, c’est encore faire de la philosophie»

Un homme lui amena un jour son enfant, et le présenta comme très intelligent et d’excellentes mœurs. « Il n’a donc pas besoin de moi »réponditil.

Il dit encore à un jeune homme qui méprisait son père : « N’as-tu pas honte de mépriser celui grâce à qui tu as le pouvoir de mépriser ? »

On lui reprocha un jour d’aller boire au cabaret : « Je vais bien chez le barbier pour me faire tondre », dit-il.

Quand il a vraiment trop faim et plus rien à se mettre sous la dent notre philosophe n’éprouve pas la moindre honte à tendre la main, à vitupérer les pingres, proclamant « Tout est à tout le monde. » Il prétend que celui qui lui fait l’aumône, ne fait que lui rendre un peu de ce qui lui appartient. Pour obtenir à manger, Diogène ne s’abaisse devant personne, houspillant les passants de sa gouaille.

« Eh toi, le gros cochon qui détournes le regard, tu m’entends ? Oui, toi, la honteuse, qui bouffes ton gâteau en douce, vas-tu me donner quelques miettes pour que je mange ? Au lieu de t’empiffrer et d’enfler ta barrique, nourris-moi avant de crever comme une baudruche ! Tu entends ? »

Lorsque Diogène reconnaît dans la foule un avare qui souvent lui a promis quelques pièces, toujours pour le lendemain, il l’apostrophe : « Hé, mon ami, c’est pour ma pitance que je veux tes sous, pas pour ma sépulture ! Si tu attends trop longtemps, tes pièces serviront à m’enterrer ! »

Quelques passants rient. Rares sont ceux qui donnent. Les heures passent. Les plus généreux jettent à Diogène un bout de pain ou quelques olives. Il reste souvent seul avec sa faim, la main tendue et son bouquet d’invectives aux lèvres.

Un jour, il demandait l’aumône à une statue. Comme on l’interrogeait sur la raison qui le poussait à agir ainsi : « Je m’exerce, dit-il, à essuyer des échecs ».

Demandant l’aumône à un passant, il lui dit : « Si tu as déjà donné à quelqu’un, donne-moi également ton obole. Si tu n’as encore rien donné à personne, commence par moi ».

Comme on demandait à Diogène le cynique pourquoi les gens faisaient l’aumône aux mendiants et non aux philosophes, il répondit : « Parce qu’ils craignent de devenir un jour boiteux et aveugles, mais ne craignent pas de devenir philosophe ».

À Corinthe, Alexandre-le-Grand à qui l’on présentait le célèbre clochard-philosophe, lui dit : « Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai ». Diogène lui répondit du tac au tac: « Ôte-toi de mon soleil ».

Le même Alexandre avoua un jour : « Si je n’étais Alexandre, je voudrais être Diogène ».


[1] Ville d’Asie Mineure sur la côte S.-E. du Pont-Euxin, au sud de la Chersonèse, à l’est d’Héraclée, vieille colonie de Milet, qui fonda à son tour Trébizonde, lors de la grande période colonisatrice du IIIe siècle.

[2] cf. Théophraste, le Mégarique

[3] Le portique de Zeus était situé à l’ouest de l’agora.

[4] cf. Athénodore, magistrat d’Athènes, l’orateur Polyeucte, et Lysanias, fils d’Aischrion

[5] Le Métroon ou temple de la mère était consacré à Cybèle, mère des dieux. Il contenait les archives de la cité, et était dans la ville, hors de l’Acropole.

[6] Jeu de mots difficilement traduisible, sur des paronymes grecs : école et bile d’une part, et enseignement et perte de temps d’autre part.

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