Société

Discussions ordinaires dans un café en Kabylie

L’un est émigré, un autre travaille au sud, le troisième rêve de partir et le dernier est un chômeur endurci. Un groupe de jeunes, tous du village, se rencontre par hasard au café et parle entre eux. De leur discussion, d’apparence anodine, émane bien des vérités. Des rêves, des espoirs… mais aussi des préjugés, des déceptions, des mensonges, des jalousies et autres sentiments divers qu’ils ressentent les uns, les autres.

Farid : « une belle lurette Abdella. Content de te revoir ! Toujours à la Sonatrach ? »

Abdella : « Je ne viens que rarement au village et le plus souvent, je rentre de nuit. Je suis chef d’équipe maintenant et mon frère Smail est aux Émirats où je lui rends assez souvent visite. Et toi, toujours dans l’enseignement au sud ? »

Abdella savait que Farid vit en France, mais, il a préféré faire semblant de ne pas le savoir. Être chef d’équipe dans le sud est plus valorisant socialement qu’être enseignant !

Farid : « Non mon ami, je ne suis plus enseignant. Je ne vais quand même pas passer toute ma vie à stagner ? Actuellement, je vis, avec ma petite famille, à Paris où je travaille comme cadre à Carrefour. Tu connais cette grande enseigne ? Tu sais mieux que moi qu’il n’y a aucun avenir dans ce bled même à la Sonatrach. Alors, j’ai préféré sauver ma peau et celle de ma famille. »

Abdella, ne pouvant plus supporter l’audace et le nouveau statut de Farid, trouva le prétexte d’un rendez-vous important et s’excusa de ne pas pouvoir rester plus longtemps avec eux. Il met le moteur de sa Clio en marche et démarre en trombe !

Salah : « je ne comprends pas la suffisance de ton cousin Abdella ! Qu’est-ce qu’il a à gagner en montrant toujours cet air de supériorité à la con ? Voilà le problème des Kabyles ! Mais bien fait pour sa gueule ! Tu l’as vraiment rabaissé. Il ne m’a même pas invité à son mariage le mois passé. Tu t’imagines ! Quand il m’a rencontré, il m’a dit qu’il était tellement occupé qu’il a oublié d’inviter ses amis du village. Par contre, ses nouveaux amis fortunés de la Sonatrach, eux, tous étrangers au village, il ne les a pas oubliés. C’est comme s’il a honte maintenant de nous. Mais, quand j’ai vu sa femme dans sa Clio, j’ai vraiment ri. On dirait une vieille saucisse. »

Rezki : « complexés, certains, dès qu’ils sortent de la misère, ils mettent carrément une tombe sur leur passé, ils oublient même leurs anciens amis qui ont juste la malchance de rester pauvres. La majorité des cousins d’Abdella ne travaille pas et il n’a jamais pris aucun d’entre eux au sud. Chef d’équipe de mes c…oui ! Avec ces gens-là, c’est notre misère qui les met toujours en valeur. Ils croient s’élever et être importants en espérant toujours nous voir dans la même situation de démunis. Il arrive ici et paye une tournée de cafés juste pour montrer qu’il a réussi dans la vie et qu’il a beaucoup d’argent. Moi, j’ai juré de ne jamais accepter de le boire. »

(Rezki, énervé, sortit sa boite de cemma* de sa poche et en plaça une bonne dose sous sa lèvre supérieure)

Salah : « à propos de boire justement, as-tu pensé encore à nous cette année Farid ? Je n’oublierai jamais la bouteille du Red Label que tu nous as offerte l’année passée ! Ah França, le pays des rêves ! C’est la belle vie pour toi maintenant mon ami ! C’est vraiment dommage que le consulat ne donne plus de visa comme autrefois, sinon à sept cent mille dinars, avec la connaissance en plus. De toute les façons, inutile d’espérer si tu n’as pas d’hébergement. Il n’y a que les étudiants qui semblent favorisés. Et toi Farid, est-ce que tu peux m’envoyer une attestation d’hébergement que je puisse demander un visa ? »

Farid : « désolé Salah, mais c’est impossible. Je vis dans un 27 m2 et la mairie n’acceptera jamais de m’établir ce formulaire avec une telle superficie. De plus, n’imagine pas que c’est facile de vivre en France. Il y a beaucoup de misère même là-bas. La plupart des sans-papiers y végètent et n’ont aucun avenir. Crois-moi, sur divers plans, ici c’est mieux que là-bas. Mais, moi, je pense toujours à vous. Cette année, je vous ai ramené une autre marque de whisky, le Clan Campbell que j’ai payé très cher, avec du jambon et des saucissons secs. Vous allez vous régaler ! »

Juste après, Farid reçoit un coup de fil de son frère sur son nouvel Ipod qui lui demandait de rentrer à la maison pour manger un bon couscous que ses sœurs ont préparé en son honneur. Il s’excusa, auprès de ses amis, de ne pas pouvoir rester plus longtemps avec eux et rentra chez lui.

Rezki : « Salah, ne crois surtout pas aux bobards de Farid. Il dit qu’il ne peut pas t’envoyer l’hébergement. Mais, dis-moi alors, comment se fait-il que son frère soit parti deux fois à Paris ? Et s’il ne fait pas, comme il le dit, bon vivre en France, que fait-il alors là-bas ?

Pourquoi chercher surtout à nous décourager comme ça ? Farid est un menteur ! Il est comme les autres. Il a réussi mais il ne veut pas perdre son temps ni son argent à aider des personnes, même une vieille connaissance comme toi, en dehors de ses proches. C’est bien de se rappeler de nous, mais ce n’est pas de saucisson sec dont nous avons besoin. »

Rezki soupira et ressortit sa boite de prise de sa poche et, comme le café d’Abdella, il jura aussi de ne plus boire même le whisky de Farid.

Par Timecriwect

Logo de l’article : Reinhold Völkel, Café Griensteidl à Vienne, 1896, aquarelle, historisches Museum Vienne

Note : *tabac à chiquer

Article déjà publié le 10 avril 2011

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