Société

Droits pour les peuples colonisés

« On peut prédire que, le jour où les peuples coloniaux entreprendront de rédiger une Déclaration des droits, leurs revendications concorderont dans l’ensemble avec celles des groupes faibles et opprimés du monde entier, mais qu’elles répondront, plus particulièrement, aux servitudes propres du régime colonial », affirme l’écrivain et pédagogue britannique Leonard J. Barnes (1895-1977) dans son article « The Rights of Dependent Peoples » (Les droits des peuples non autonomes), envoyé de Londres, en juin 1947, en réponse à l’enquête de l’UNESCO sur les fondements philosophiques des droits de l’homme. Extrait.

Leonard John Barnes

On peut définir d’une manière générale une colonie comme un territoire où la dépendance économique entraîne l’absence de droits politiques ; où cette négation des droits politiques peut amener une grave limitation des libertés civiles et un élargissement peu commun de la signification du mot « sédition » – là surtout où les autorités métropolitaines considèrent la culture de l’indigène comme attardée ou inférieure – ; et où la crainte d’une telle sédition ou de méfaits analogues conduit les sphères officielles à adopter des méthodes judiciaires et policières qui, dans la métropole, paraîtraient d’une rigueur anormale.

En conséquence, les peuples-sujets dans leur ensemble, et leurs représentants les plus cultivés et les mieux instruits en particulier, présentent à un degré notable les caractères d’insatisfaction et de corruption inhérents à l’impuissance politique. Il ne faut pas oublier, en effet, que si l’exercice du pouvoir absolu corrompt absolument, les conséquences psychologiques de l’impuissance absolue ne sont pas moins néfastes.

Le reflet de frustrations

Les formulations des droits de l’homme tendent naturellement à refléter les grandes frustrations de leurs auteurs. Si un droit, une fois proclamé, doit cesser d’être une aspiration vide de sens, s’il doit devenir une « idée agissante et un instrument efficace », il va exprimer les exigences naturelles des mécontents et des misérables de l’ordre social existant. « Liberté », crie l’esclave ; « Égalité », crie la victime d’une mesure discriminatoire ; « Fraternité », crie le paria ; « Progrès et Humanité », crient ceux que leurs semblables utilisent comme un moyen, au lieu de les respecter comme une fin ; « Droit au travail », crie le travailleur dont la besogne ou le chômage quotidien atrophient l’âme et compriment les capacités ; « Programme social », crient ceux que foulent aux pieds les privilégiés et les puissants occupés à consolider leur situation. C’est pour cette raison que les déclarations des droits de l’homme sont les puissants alliés du progrès social, du moins au moment où elles sont promulguées. Car le progrès social n’est autre chose que la réorganisation de la société au profit des non-privilégiés.

On peut donc prédire que, le jour où les peuples coloniaux entreprendront de rédiger une déclaration des droits, leurs revendications concorderont dans l’ensemble avec celles des groupes faibles et opprimés du monde entier, mais qu’elles répondront, plus particulièrement, aux servitudes propres du régime colonial. En effet, là où leur mécontentement parvient à s’exprimer clairement, les peuples coloniaux manifestent une conscience aiguë aussi bien du caractère intrinsèque de leur économie, où l’absence de participation aux profits a pour corollaire obligé la dépendance politique, que du lien organique existant entre cette condition et la négation des libertés civiles qui est de règle dans les territoires coloniaux. De plus, ils sont tout disposés à souscrire à la devise traditionnelle de la démocratie : liberté, égalité, fraternité, en partie parce que les peuples coloniaux ont longtemps été utilisés comme des moyens au service de fins qui leur étaient étrangères, et en partie parce que ce genre de devise est bien fait pour mettre dans l’embarras les autorités métropolitaines.

Une livrée coloniale

Mais ces divers sentiments et dispositions d’esprit prennent ici une nuance particulière et revêtent, pour ainsi dire, une « livrée » proprement coloniale. Cette couleur, cette livrée, c’est la revendication de l’égalité de droits avec les citoyens de la métropole, par protestation contre une discrimination qui apparaît aussi arbitraire qu’étendue à ceux qui en sont les victimes.

C’est pourquoi les tendances progressistes, chez les peuples coloniaux, tendent à prendre la forme de mouvement nationaux de libération. Libération, parce que l’éveil de la conscience politique chez ces peuples leur fait apparaître les liens constitutionnels qui les rattachent à la métropole comme l’emblème de la domination étrangère. Mouvements nationaux parce que c’est la nation seule qui est dépositaire du pouvoir politique et que, faute de détenir ce pouvoir politique, ils ne peuvent ni rompre les liens politiques et économiques qui les rattachent à la métropole, ni assumer les fonctions administratives de la métropole une fois la rupture consommée.

Il convient donc de voir dans les peuples coloniaux à la fois des masses d’individus opprimés et frustrés par des formes particulières de privilèges jouant à leur désavantage, et des nations naissantes, qui luttent pour obtenir l’égalité des droits avec les pays dits indépendants, c’est-à-dire la reconnaissance de leur souveraineté sur le plan international. Ces nations revendiquent – nous insistons sur ce point – une égalité de droits purement formelle, et non une identité de fonctions dans la pratique. Elles ne réclament pas non plus, nécessairement, une souveraineté nationale absolue, au sens classique du terme. Les peuples coloniaux repoussent toute limitation de souveraineté qui leur est imposée du dehors et leur apparaît comme une marque d’infériorité. Sans doute admettraient-ils certaines limitations, à condition de les consentir d’eux-mêmes au profit d’une organisation internationale effective, et dans l’assurance que la majorité des autres pays libres le fassent également et de bonne foi.

Telle est donc la situation des peuples non autonomes, et tels sont leurs besoins ou leurs droits. Ces besoins ne peuvent être satisfaits par des mesures législatives, ni ces droits garantis par une charte constitutionnelle. On a maintes fois tenté de satisfaire, par des lois intangibles, les revendications de divers groupes ou collectivités. Mais le législateur ne peut engager l’avenir à tout jamais, et ces tentatives se sont finalement révélées vaines ou illusoires.

Conditions politico-économiques

Pour faire admettre leurs revendications dans la pratique, les peuples coloniaux doivent attendre que s’établisse, de façon durable, chez eux et au dehors, un ensemble de conditions politico-économiques, dont voici quels seraient les traits les plus importants :

  • Un système international de paix et de sécurité collective, sans lequel les droits et l’intégrité des petits pays risqueraient d’être purement théoriques ;
  • Un programme social du type prêt-bail, permettant aux colonies d’emprunter aux pays plus riches les capitaux nécessaires à la mise en valeur de leurs territoires, sans renoncer pour autant à leur part des profits, et sans créer chez eux, par ces investissements, des droits acquis qui empêcheraient le peuple d’assumer des responsabilités croissantes dans le domaine économique ou politique ;
  • Une organisation politique et économique effective, englobant les métropoles et les colonies, et comportant un partage aussi étendu que possible du pouvoir et des responsabilités d’ordre social ; de même que l’éducation dans les colonies permet de confier au peuple des responsabilités croissantes, le progrès politique devrait lui fournir toujours plus d’occasions de les assumer ;
  • Le plein emploi, à la fois dans les métropoles et les colonies : il ne s’agit pas seulement de fournir un travail rémunérateur à quiconque, homme ou femme, est capable et désireux de l’accomplir, mais aussi, plus largement, d’offrir à chacun un travail où il ait toute latitude de développer ses capacités au maximum, dans une conjoncture sociale donnée.

Photo: Malala Andrialadrazana(link is external) Leonard John Barnes

Écrivain anti-colonialiste, journaliste et pédagogue, le Britannique Leonard J. Barnes (1895-1977) a travaillé au bureau des Colonies britannique et a récolté des données de première main sur le système colonial d’Afrique du Sud, quand il y résidait en tant que journaliste. Il est notamment l’auteur de Soviet Lights on the Colonies (Lumières soviétiques sur les colonies, 1944).

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