Interview

En quelle langue rêves-tu Mouloud Mammeri

Jean PELLEGRI pose des questions à Mouloud Mammeri qui parle de sa montagne kabyle.

Le sais-je ?… Je ne sais pas si la langue de mes rêves tient à des vocables ou à des flexions.

J’imagine que la langue réelle adhère aux images, que je rêve en berbère la haute montagne ou en français le monde extérieur, celui pour lequel il faut plutôt des outils éprouvés que les envoûtements de la musique.

Je suis sûr que c’est en berbère que je fabule, c’est-à-dire que je construis selon ma plus douce pente, sans souci des lois dure des choses et de leur poids, quand le verbe fait concurrence (non-complaisance) à Dieu dans l’invention.

Mais j’imagine que tu m’as posé cette question parce que tu crois que dans le rêve notre être vrai s’épanche et s’épand, qu’il ne triche plus avec lui-même, parce qu’il a largué les amarres, il a brisé toutes les chaînes dont les règles strictes et une longue éducation avaient entravé les élans fous.

Alors la langue de mes rêves est aussi délestée des flexions, des accords avec le complément direct quand il est placé avant, des « s » au pluriel et de la voie moyenne qu’un air de flûte dans le coin le plus retiré d’une forêt perdue. La langue de mes rêves est une musique que mes mots n’ont pas besoin d’amarrer à des bornes. (…)

Que représente encore pour toi, aujourd’hui, la montagne ou la grande montagne ?

La montagne, la grande, j’aime et, si tu me demandes pourquoi, je te dirai que c’est peut être parce qu’elle est un défi à la médiocrité.

Choisir de vivre là, c’est opter pour la difficulté, pas une difficulté passagère, non, celle de tous les jours, depuis celui où vous ouvrez les yeux sur un monde hostile, aux horizons vite atteints, jusqu’à celui ou vous les fermez pour la dernière fois.

Il y a un parti pris d’héroïsme, de folie, ou de poésie doucement vaine à choisir cette vie.

La montagne ou je suis né est d’une splendide nudité. Elle est démunie de tout : une terre chétive, des pâtures mesurées, pas de voies de grands passages pour les denrées, pour les idées.

Dans la montagne où je suis né il ne pousse que des hommes et les hommes, dès qu’ils sont en âge de se rendre compte, savent que s’ils attendent qu’une nature revêche les nourrisse, ils auront faim ; ils auront faim s’ils ne suppléent pas l’indigence des ressources par la fertilité de l’esprit ; la montagne chez nous accule les hommes à l’invention.

Ils en sortent par milliers chaque année, ils vont partout dans le monde chercher un pain dur et vraiment quotidien, pour eux-mêmes et pour ceux (surtout pour celles) qu’ils ont laissés dans la montagne, près du foyer, à veiller sur la misère ancestrale, vestales démunies mais fidèles.

Quand les forces de leurs bras déclinent, ils quittent les pays opulents, ceux de la terre fertile et de la vie douce, pour revenir sur les crêtes altières dont les images ont taraudé leur cœur et sevré toute leur vie.

Sur les crêtes, il y a moins d’air (en montagne il faut crier pour se faire entendre), mais il est rêche, il tue les miasmes, il fait rouge le sang.

Il n’y a pas de plat pays sur les hauteurs : vous n’avez pas intérêt à faire vos pas distraits ; il faut descendre ou monter, monter surtout, parce que c’est sur les crêtes les plus hautes que les hommes édifient leurs demeures.

Les étrangers disent que c’est parce que qu’on s’y défend mieux, mais leur défense, les montagnards la confiait plutôt à la justesse de leurs fusils.

Non, moi je crois qu’ils habitaient haut parce qu’on y est plus près du ciel. Du haut des cimes, ils dominaient mieux la terre et ses servitudes, car justement pour échapper aux servitudes des basses terres qu’ils ont choisi l’âpre rudesse des hauteurs.

Personnellement, j’y retourne aussi souvent que je peux, bien moins souvent que je ne veux, parce qu’entre elle et moi, il y a comme la tendre nostalgie des amants anciens.

J’y dialogue avec les sources, même celles qui tarissent l’été, les chemins raboteux, même ceux que l’hiver efface, les rivières bleues, même celles qui quelquefois nous emportent, les nuits criblées d’étoiles si proches qu’on croit pouvoir les saisir en étendant le bras (la grande ourse au début de chaque soir est juste au-dessus de ma maison), les venelles, les fontaines, les fantômes, les vieux, les jeunes, les filles brunes ou blondes, les musiques.

De par le vaste monde, j’ai vu des plaines plantureuses, des arbres qui ployaient sous les fruits, des pacages aux troupeaux innombrables et des villes perdues de mouvements, de plaisirs et de biens, je jauge à leur juste prix ces félicités, mais rien de tout cela, non, rien ne me rend les fragrances, les échos, les larmes et les rires, la joie lavée de la montagne mauve ou j’ai appris le monde et son émerveillement.

Tu demandes : qu’est-ce que la montagne est « encore » pour moi ?

Tu n’as pas voulu la mélancolie de cet adverbe, il est venu sous ta plume de lui-même, mais c’est celui-là qu’il lui fallait. Parce qu’il évoque comme le regret d’une patrie qui eut dû cesser d’être et c’est vrai : j’avais onze ans quand je l’ai quittée, je ne crois pas que la blessure se soit jamais réellement refermée depuis. Entre la montagne et moi, Jean, c’est vraiment la vie.

« Culture Savante, Culture Vécue », ce texte fait partie d’une étude sur les écrits de Mouloud Mammeri et publiée par l’Association Culturelle et Scientifique TALA (Éditions TALA, Alger 1991)

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