Interview

Entretien avec Baya Streiff

À propos du roman Les Hasards exagérés.

Catherine Belkhodja : Quelle est la part de fiction dans ce livre ?

Baya Streiff : C’est une question qu’on me pose souvent pour ne pas dire systématiquement. La frontière entre l’écriture et la vie est poreuse et c’est à mon sens, cette porosité qui est intéressante. On a tous gardé des souvenirs de notre enfance comme un temps long, « mou ». Sans doute parce qu’à cet âge-là, notre perception du temps et de l’espace est confrontée à l’immensité du monde. Mon roman n’est pas autobiographique, même si quelques faits empruntés au réel infusent dans mon écriture. J’emploie à dessein le terme infuser car, par exemple, en écrivant le passage sur le tableau gagné dans une fête foraine par le père de Mona, je pensais l’avoir intégralement imaginé. Pourtant l’un de mes frères, après avoir lu le roman, m’a attesté l’existence de ce tableau dont la description -me disait-il- était très fidèle… Je l’avais oublié mais ma mémoire, elle, l’avait conservé.

Depuis, je recherche l’image de ce tableau sur le net, sans y être parvenue à ce jour. Il m’intéressait moins de raconter mon histoire, que de donner une voix au silence qui recouvre toujours, tel un manteau sale, certains pans de notre Histoire commune.

CB : Êtes-vous libérée du poids de votre passé ?

BS : Non, je ne pense pas avoir cette nécessité, car je me suis toujours sentie plutôt chanceuse. Et de ce sentiment d’avoir eu cette chance, j’ai pu, par contre, être parfois touchée par le syndrome de l’imposteur. J’avais envie de mener une réflexion sur les mécanismes d’exclusion et de domination qui peuvent conduire à se sentir illégitime. Le passé est souvent encombrant, c’est comme « une valise sans roulettes », ou bien un héritage dont la balance bénéfices/ pertes serait déficitaire.

CB : Pensez-vous que ce livre peut aussi changer votre vie ?

BS : Non. Pourquoi le ferait-il ? C’est tellement hasardeux d’écrire… Pour écrire, il faut avoir quelque chose à dire et à partager. L’écriture autorise à parler librement au-delà de tout devoir de loyauté et entraîne toujours une forme d’engagement. Je crois que pour écrire, il faut aimer lire. L’écriture m’a beaucoup appris et elle s’inscrit naturellement dans la continuité de mon appétit de lecture. La lecture a toujours été mon passe-temps favori ; ça a constitué ma mémoire littéraire. La présence et l’odeur des livres me rassurent.

CB : Votre mère a-t-elle lu le livre ?

BS : Non, elle est décédée il y a trois ans dans son sommeil. En outre, elle ignorait tout de mon projet d’écriture.

CB : Envisagez-vous de vous consacrer complètement à l’écriture ?

BS : Pas pour le moment. Mon travail m’occupe beaucoup. Mais oui, j’en ai bien envie. Je travaille déjà à l’écriture d’un autre roman qui sera vraiment différent. Il parlera de la gémellité qui m’a toujours fascinée.

CB : Avez-vous envie d’aller en Algérie ?

BS : Cette question était enterrée et a resurgi après la publication du roman. Née en France, je ne connais toujours pas l’Algérie. Mes enfants aimeraient découvrir ce pays. Ils auraient pu s’y rendre d’eux-mêmes, étant tous les trois des voyageurs, mais curieusement, chacun attend l’autre, comme si ce voyage devait forcément se réaliser tous ensemble, en famille, comme s’il y avait toujours cette peur tapie en nous et qui nous a été transmise par nos parents. L’Algérie a toujours été le grand tabou dans ma famille. On n’en parlait jamais. Il y avait de la honte dans ce silence, et celui-ci générait de l’insécurité et de la souffrance chez mes parents. C’est comme un cordon coupé. Est-on jamais débarrassé des oripeaux de cette mémoire close ? Comment déverrouiller les non-dits et les tabous ? Si ce voyage se fait un jour, il contiendrait sans aucun doute une forme de résilience.

CB : Avez-vous envie de retrouver votre famille ?

BS : Hélas, la réponse est simple : nous n’avons plus aucune famille là-bas, ni du côté paternel, ni du côté maternel. Mes grands-parents sont morts précocement, et bien avant ma naissance. Mais bien sûr, l’envie de découvrir ce pays, afin qu’il ne reste pas uniquement un pays fantasmé, me tient beaucoup à cœur. Il y a de l’impatience et de la curiosité. Et puis, aussi, tout simplement, le besoin de me recueillir sur les tombes de mes parents qui sont enterrés là-bas. Je n’ai, hélas, pas pu assister à leurs obsèques en Algérie et c’est là une blessure profonde. Vous voyez, j’ai de multiples raisons d’y aller !

CB : Qu’auriez-vous envie de dire aux jeunes filles qui veulent poursuivre leurs études malgré l’opposition des parents ?

BS : Je leur dirai « Suivez l’exemple de Mona, l’héroïne des hasards exagérés qui se veut aussi un plaidoyer pour le droit à la transformation. » Mona veut bénéficier de la même zone de liberté que son frère mais sans adopter les stéréotypes masculins. Elle veut rester ce qu’elle est : une femme. La reproduction sociale est une forme de violence. Souvent, le plaisir féminin fait peur aux hommes, pour qui la domination sociale va de pair avec la domination sexuelle. Je ne voulais pas faire de Mona une femme victime. Je la voulais forte et déterminée. « N’ayez pas peur : être transfuge de classe n’a rien de dégradant, bien au contraire. Osez vivre votre vie, même si pour cela, il faut accepter de se heurter à des formes de résistance. La dignité est indissociable de la liberté ! Et puis aussi : on n’a pas besoin du féminisme pour être féministe… »

CB : Que pensez-vous des mariages arrangés ?

BS : Dans certains pays musulmans, des petites filles sont mariées à des hommes d’âge mûr, et cela me révolte. Bien sûr, il faut distinguer les mariages arrangés –ils sont monnaie courante dans certaines communautés ou pays– des mariages forcés qui eux, sont interdits par la Loi : totalement légitimes sous l’aristocratie, totalement immoral à mon sens aujourd’hui.

Peut-on trouver « l’état de grâce amoureux » dans une telle union ? L’amour peut-il éclore de ce type d’union ? Je ne sais pas…

CB : Quand avez-vous décidé d’écrire ce roman ?

BS : Il y a si longtemps que je n’arrive plus à situer de date. Ce livre s’est d’abord écrit dans ma tête, jour après jour. Tout naturellement, j’ai commencé à prendre des notes sur un carnet, sur mon téléphone chaque fois qu’une idée me venait ou que j’observais une situation ou des personnes qui m’inspiraient. J’étais capable de sortir d’une file d’attente ou de laisser passer une rame de métro tant l’urgence d’écrire, de noter une idée était pressante. J’ai ainsi noirci plusieurs dizaines de carnets.

CB : Combien de temps a pris l’écriture ?

BS : Si on prend en compte, les notes que je viens d’évoquer, plusieurs années ; je dirais approximativement quatre ans, mais de façon discontinue. Après avoir commencé l’écriture du roman, celui-ci aussi pouvait rester plusieurs mois en stand-by. Et puis ensuite, je pouvais écrire toute une nuit. Le rythme s’est imposé à moi et non l’inverse.

CB : Combien de temps pour trouver un éditeur ?

BS : J’ai envoyé mon tapuscrit à environ quinze éditeurs qui, pour la plupart, n’ont pas répondu. Et puis un jour, alors que je n’y croyais plus, le directeur des Éditions 7e Ciel m’a contactée.

CB : Combien de temps a pris la mise en parution du livre ?

BS : Entre le premier échange téléphonique avec mon éditeur, Gérald Vausort, et la sortie du livre, il s’est passé environ un an.

CB : Avez-vous fait un plan au préalable ?

BS : Non pas du tout. J’avais juste décidé du titre qui n’a jamais varié malgré le scepticisme de mes proches qui le trouvaient difficile à prononcer. J’ai simplement réparti mes notes en divers chapitres auxquels j’ai attribué des titres pour m’aider à m’y retrouver.

CB : Combien d’exemplaires espérez-vous ?

BS : Ma réponse va peut-être vous surprendre, mais plus que des exemplaires, j’espère surtout des lecteurs. Être lu, c’est la plus belle récompense pour un auteur.

CB : Aimeriez-vous que votre livre soit lu en Algérie ?

BS : Oui bien évidemment. Un livre est toujours un trait d’union, où chacun, qu’il soit Algérien ou non peut se reconnaître dans cette quête d’émancipation (non genrée), car elle concerne l’humanité entière.

Entretien Catherine Belkhodja

295 pages. 20 euros
Collection Métamorphoses
Éditions du 7e ciel.
Date de publication : 27/05/2022
ISBN 978-2-491851-27-9

Recension du livre de Baya Streiff

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