Femmes

Faïouken ou la vie de la femme kabyle

Lettres de Kabylie

Ce texte dépeint la vie quotidienne de la femme kabyle au XIXe siècle. La condition de la femme ne s’est pas beaucoup améliorée depuis, elle est toujours tributaire d’un mâle.

Le mari de Faïouken vient de mourir, la poitrine percée d’une balle. Une mousse rougeâtre a débordé de ses lèvres et sa main droite levée en signe de foi est retombée le long de son corps. Faïouken a déchiré ses belles joues à coups d’ongles, arraché ses colliers, pris à pleines mains la cendre du foyer et souillé sa tête ; elle hurle assise à terre, les mains sur les genoux comme une bête sauvage, et ses deux petites filles, pelotonnées dans un coin, glapissent, folles de terreur. Les voisines accourent et lancent à leur tour des cris aigus, quand les sanglots s’arrêtent dans sa gorge. Concert effrayant et funèbre que le mort, dans le néant où il s’enfonce déjà rigide, entend peut-être comme un chant très doux.

Les hommes se sont réunis dans la maison d’en face ; ils se sont mis en cercle autour du foyer, et le frère du mort dit :

« Voilà que mon frère assassiné est mort sans enfants mâles, et notre père et notre grand-père ont reçu depuis deux ans le pardon de Dieu. Sans doute il leur a fait miséricorde. Or, j’hérite d’abord de la vengeance, et que personne ici ne me la dispute : elle est mon premier droit. J’hérite ensuite de la terre, des frênes, des bœufs, des charrues, de la maison, des armes, des vêtements et des ustensiles de mon frère ; car les filles n’ont droit à rien. J’hérite encore de la tutelle des filles de mon frère, et du prix que je fixerai pour leur mariage, quand elles seront des femmes. J’hérite enfin de Faïouken, et certes je l’épouserais si je n’avais pas déjà la barbe grise ; mais au moins sa tahamamt est à moi, j’ai sur elle le droit de mon frère. Telle est la loi de notre village. Dans une heure, nous rendrons au mort les derniers devoirs ».

C’est ainsi que Faïouken appartient à son beau-frère. Il y a quatre mois déjà que son mari est sous une longue pierre au bord du chemin qui sort du village sans que rien indique sa place, et les mulets passent par-dessus, quand ils s’entrechoquent avec leurs charges. Les cicatrices de ses joues ne sont plus que des lignes blanches. Elle attend son sort sans se plaindre, et caresse de temps en temps ses petites filles qui jouent près d’elle. Elle pressent qu’elle les quittera : mais elle les reverra toujours. Le monde n’est pas grand pour elles ni pour Faïouken.

Trois villages aux tuiles rouges entourés de frênes, des vergers de figuiers sous lesquels passent des bœufs de labour tirant des charrues, un bois d’oliviers dont le vent retrousse les feuilles en lamelles d’argent, puis des pentes raides, couvertes de moissons et d’arbres, qui descendent jusqu’au lit d’un torrent allongé comme une bandelette blanche, voilà sa patrie. Sur la colline d’en face, des villages, des arbres et des champs tous pareils, voilà la terre de l’ennemi. En arrière s’élève la crête aérienne du Djurdjura qu’elle ne franchira jamais.

Les hommes l’escaladent au printemps avec des ballots de marchandises : on les voit monter dans une coulée de pierres, devenir tout petits, puis disparaître, et ils ne reviennent qu’à l’automne, parlant des pays où le henné qui teint les ongles en rouge pousse sous des palmiers si hauts que leurs régimes, gros comme des moutons, paraissent petits comme des oranges. Là-bas les femmes voyagent toujours portées dans des palanquins sur des chameaux enveloppés de tapis, et des cavaliers galopent devant elles. Elle ne verra rien de tout cela. Son sort est de vivre et de mourir sur la colline de sa tribu, et ses petites filles n’en descendront pas non plus, quand elles seront des femmes et des mères à leur tour.

« Faïouken, lui dit son beau-frère, le temps de ton veuvage est terminé. La lune du cinquième mois s’est levée depuis dix jours. Il ne convient pas qu’une femme jeune reste abandonnée comme un arbre stérile. Dieu ne t’a donné que des filles, mais peut-être il ne te refusera pas un enfant mâle. J’ai déjà donné ma parole pour toi ; car tu fais partie de mon héritage ; seulement j’ai voulu te faire honneur parce que tu as été sans reproche dans la maison de mon frère, et ma mère t’aime comme une fille et mes sœurs comme une sœur.

« Mon frère avait donné pour te conduire chez nous huit cents francs d’argent, une paire de bœufs, deux burnous et un fusil. Ces huit cents francs sont restés sur ta tête, et j’aurais pu les exiger, sinon même davantage ; mais je n’ai demandé que cinq cents francs : j’ai allégé ta dette, j’ai abaissé ton turban, afin de rendre ton mariage plus facile. Je ne réclame non plus ni bœufs, ni burnous, ni présents d’aucune sorte. J’ai demandé seulement qu’il te donnât des colliers et des bracelets pareils à ceux que nous t’avons donnés, et que nous garderons.

Enfin, celui que j’ai accepté pour tenir la place de mon frère (car les prétendants étaient nombreux) est mon cousin Areski Naît Ahmeur. Il est médiocrement riche, mais bon et brave, et Dieu pourvoira à ses besoins ».

Faïouken a écouté cela, les mains passées dans sa ceinture rouge, droite, les yeux légèrement baissés, comme il convient à une femme devant son seigneur. Une vive rougeur a coloré ses joues quand son beau-frère lui a dit qu’il diminuerait sa tahamamt presque de moitié pour lui faire honneur. Elle s’est inclinée pour lui baiser le bout des doigts ; mais il a vivement retiré sa main, et l’a portée à ses lèvres. Il s’est penché à son tour, et elle lui a baisé la tête, puis elle a dit :

« O mon père, que Dieu prolonge ta vie et bénisse ta maison, tes enfants et ta mère, ta femme et tes sœurs. Je suis prête à t’obéir. »

Faïouken est un soldat. Elle n’est pas belle de la beauté des femmes des villes. Son teint est hâlé par le vent et le soleil, ses traits sont découpés, nets et saillants, ses mains sont rudes ; mais quand elle ouvre sa poitrine et cambre ses reins, ses épaules s’arrondissent, sa gorge soulève sa robe, ses hanches se courbent comme des arcs, son cou rond se renfle comme un fragment de colonne. Sa bouche bien arrêtée découvre sous des lèvres épaisses un ruban de courtes dents tranchantes ; son nez mince et courbé se dilate en deux narines rosés ; ses sourcils sont aussi noirs que sa coiffe, et ses yeux un peu enfoncés jettent des lueurs bleues.

Femme d’Ahmed ou de Brahim, de Sliman ou de Daoud, elle sait quel est son devoir, obéir à un homme, tenir sa place dans sa maison, lui donner des enfants. Son second mari mourra peut-être comme le premier, bien avant elle : elle le pleurera pendant quatre mois, puis passera dans la maison d’un troisième. Seraient-ils cinq, seraient-ils six, elle ira jusqu’au bout de ses forces et de sa fécondité. Son honneur est d’être mariée : ce qu’elle aime, ce n’est ni tel homme, ni tel autre, ni l’amour même, c’est le mariage. A force d’être mariée, d’enfanter et de nourrir des hommes, elle s’élèvera dans leur estime, et vaudra peut-être un homme à son tour.

Le nouveau village dans lequel Faïouken est entrée depuis deux mois au son des flûtes est tout rond et bombé comme un bouclier. C’est un bloc muet et menaçant percé de meurtrières. Des ruelles entrecroisées y découpent des quartiers minuscules qui se décomposent en maisons contiguës, plus ou moins grandes, mais toutes à peu près pareilles, alvéoles d’une ruche pleine des biens de la terre, et bourdonnante d’hommes, de femmes et d’enfants. La maison de Faïouken est une de ces alvéoles.

Elle est basse au-dessus du sol, faite de pierres mal cimentées, couverte de mauvaises tuiles. Elle s’ouvre sur une cour par une porte à deux battants, mais elle n’a pas de fenêtres. Elle ne comprend qu’une seule pièce dans laquelle il n’y a ni table, ni chaise, ni meubles d’aucune sorte, ni cheminée. Les murs intérieurs blanchis à la chaux, sont décorés de signes bizarres, peints en noir et en rouge, ouvrage de Faïouken. Il y a là des traits droits qui figurent des râteaux à cinq et à sept dents, des croissants de lune, des lignes parallèles et ondulées comme des ruisseaux, des étoiles à six pointes, et des signes mystérieux qui semblent être des caractères d’écritures oubliées.

Faïouken ne sait pas que ses râteaux à cinq dents et ses croissants sont la main et le visage de Tanit qu’adoraient ses très anciennes aïeules, prosternées en robes blanches dans les temples phéniciens de la côte, quand les Dieux marchaient sur la terre et remplissaient le ciel. Elle ne sait pas non plus que ses ruisselets sont des symboles égyptiens de la vie qui coule, ni que son étoile est le cachet de Salomon ou la face de Baal Echmoun, ni que son râteau à sept dents est le chandelier de Jérusalem. Tous ces emblèmes sacrés de religions mortes et ces restes d’alphabets perdus sont pour elle des porte-bonheur. Elle a suspendu sur les murailles, à des crochets de bois, des vases de terre fabriqués par elle. Ils sont rouges et noirs, ou jaunes et rouges, vernissés et luisants, rayés de dessins géométriques comme ceux que les savants découvrent maintenant dans les ruines de Troie, et leurs formes rappellent ceux avec lesquels les femmes d’Argos et de Mycènes versaient à boire aux Atrides.

Au milieu de la pièce est un trou conique, entouré de pierres plates, à demi plein de charbons et de cendres. La fumée qui s’en élève bleuit l’air au-dessous du toit, et s’en échappe, quand elle le peut, par deux fentes pratiquées dans le mur du côté de la cour. C’est autour de ce foyer antique que son mari et ses parents se réunissent, buvant de temps en temps une gorgée de lait fermenté, accroupis dans leurs chemises ou dans leurs burnous rapiécés, les genoux à la hauteur du menton, les bras allongés au-dessus de la flamme. A l’extrémité de cette sala barbare est une fosse large et profonde dans laquelle deux bœufs descendent tous les soirs. Faïouken les y pousse et tape leurs flancs de ses fortes mains, puis leur jette par brassées des herbes fraîches ou des rameaux de frêne.

Au-dessus, deux piliers de bois supportent un plancher sur lequel un enfant peut tout juste se tenir debout. On y monte par une échelle. C’est la chambre de Faïouken, et en même temps le magasin des vivres, des vêtements, de la poudre et des armes. Elle y dort près de son mari sur un tapis long aux flocons verts, la tête appuyée sur un coussin bourré de toutes sortes de choses qui leur sont précieuses, et, quand elle s’allonge, ses pieds s’arrêtent contre une pile de sacs de fèves.

Elle descend de là aux premières lueurs du jour, et va prendre dans un coin un moulin de pierre. Elle le soulève aisément, le charge de blé, et le place au milieu même de la maison près du foyer. Assise par terre, elle le maintient entre ses deux jambes allongées, et en fait tourner avec un bâton la pierre supérieure qui ronfle comme un petit tambour. C’est la voix de sa maison qui s’éveille. Les bœufs se soulèvent dans leurs fosses, et broient avec un craquement régulier les branches de frêne entre leurs mâchoires massives. Son mari attache par des courroies ses sandales et ses jambières de laine, rompt la galette chaude, et mange seul, en la trempant dans un petit pot d’huile, puis il fait sortir ses bœufs, lie leurs têtes au joug, prend une gaule contre un mur de la cour, et descend derrière eux vers son champ de figuiers.

Faïouken mange à son tour, prend dans un petit sac un miroir rond enveloppé d’étain, un pinceau, une grosse aiguille, deux sachets pleins d’une poudre noire et d’une poudre rouge, et, revenant s’asseoir près du foyer devant la porte entrouverte, qui laisse passer dans l’air bleuâtre une lame de lumière, elle avive ses lèvres, prolonge ses sourcils, noircit le bord de ses paupières, attache autour de son cou son collier d’argent émaillé de jaune et d’azur, rehausse sa ceinture et va prendre une grande amphore de terre rouge, ornée d’un dessin étrange qui semble être l’image grossière d’un dieu.

Elle l’a pétrie et façonnée, il y a un mois, quand le soleil desséchait la terre, et elle l’a fait cuire dans un feu de broussailles autour duquel les enfants de ses voisines chantaient une petite chanson et dansaient une ronde. Elle la prend d’une main, la soulève et la jette sur son épaule, puis tournant sur elle-même pour donner un dernier coup d’œil à sa demeure, elle étire lentement les muscles de ses reins et de ses épaules, un peu lasse de la nuit. Dans la ruelle, d’autres femmes jeunes, dont quelques-unes sont ses parentes, sortent, en même temps qu’elle, soutenant sur leurs épaules des amphores inclinées. Elles se mettent en troupe, et c’est le beau moment de leur journée. Elles descendent dans un chemin ombragé de frênes et se réunissent autour d’une fontaine dont l’eau tombe, en un mince filet, d’un canal de liège.

Là elles échangent des nouvelles ; là est leur cercle respecté, défendu par un règlement sévère ; car il est interdit aux hommes de s’arrêter aux environs quand elles s’y trouvent, interdit surtout de les regarder d’un tertre voisin. Les amendes des coupables sont lourdes, et un soupçon terrible pèse sur eux, souvent mortel.

La première arrivée commence par remplir son amphore, et les autres se groupent assises ou debout dans l’ombre transparente des arbres ou sous les rayons blonds du soleil. Aucune n’est complètement belle, tant les races anciennes ont mêlé de formes, d’attitudes et d’expressions diverses dans leurs corps, dans les traits de leurs visages, et jusque dans les lueurs de leurs yeux ; mais quelques-unes qui sont toutes droites, les bras pendants, la tête turrelée et bandée d’argent, sont des images de Cybèle ; d’autres, le corps à demi étendu sur des pierres plates, un bras entièrement nu depuis la main rouge jusqu’à l’épaule d’ivoire, rient entre elles de leurs belles dents comme des faunesses ; d’autres, le buste droit, les jambes repliées sous leurs robes bleues, le visage immobile, la tête sertie d’une coiffe noire, ont l’attitude tragique des Sibylles ; d’autres, débiles et flexibles, les joues pâles, les lèvres très rouges, les yeux cerclés d’azur, inégales à la rudesse de leur vie, marchent lentement comme des étrangères qui passent.

Elles se racontent, en syllabes douces et sifflantes, les mariages prochains et les prix donnés pour leurs sœurs par les hommes, les naissances et la quantité de poudre brûlée en l’honneur de leurs délivrances, les morts rapides et les lamentations des funérailles. Elles prennent ensemble des résolutions comme les Anciens ; puis elles se remettent en route, et Faïouken marche en tête. L’amphore pleine est sur son dos : elle en a saisi les deux anses de ses mains. Ses bras sont repliés en arrière, sa tête se penche en avant, et son corps est courbé sous la charge. Elle remonte lentement vers le village et les autres femmes vont à la file sans plus parler.

L’après-midi, son mari est au conseil, assis avec les Anciens de son parti sur une dalle de pierre : en face d’eux sont leurs adversaires, le çof d’en haut opposé à celui d’en bas. Ils rendent la justice et les plaignants parlent tour à tour. Cependant elle tisse pour lui un burnous de laine. Il lui a donné les toisons brutes. Elle les a lavées, elle les a filées, et elle s’est assise à son métier, poussant la navette, serrant les fils du tissu qui doit être solide ; car il faut qu’il résiste à la pluie et aux épines.

Les fils verticaux du métier font en avant d’elle comme une gaze, et on l’entrevoit, à travers ce voile brumeux, vaguement esquissée, avec ses émaux, sa robe bleue, son teint mat et ses grands yeux. Quand le burnous sera terminé, elle commencera un haïck pour elle, ou bien elle ira sarcler l’herbe dans les champs d’orge et de fèves avec d’autres femmes réquisitionnées comme des ouvriers par la djemâa des hommes. Elle se rangera en ligne au milieu d’elles, la pioche à la main, en travers d’une pente et deux Anciens seront aux deux extrémités, surveillant leur travail.

Le corps plié en deux, les reins endoloris, elle arrachera du sol des chardons et des asphodèles jusqu’au coucher du soleil, et quand le crépuscule étendra son tapis violet dans les vallées, elle se hâtera de rentrer chez elle pour préparer le repas du soir. Cette fois encore, après que son mari se sera rassasié, elle mangera seule, puis elle remontera dans sa soupente dormir auprès de lui.

Tous les jours, quelque temps qu’il fasse, elle travaille ainsi au-dedans et au-dehors, pour Arezki. Tous les ans, pendant quatre ans de suite, elle lui donne un enfant mâle qu’elle nourrit de son lait et porte sur son dos. Puis Arezki meurt frappé d’un coup de corne par un taureau sur un marché ; mais avant d’expirer il a le temps de lui dire :

« Faïouken, tu épouseras Gana, mon ami, et un peu mon parent, dans le quartier des Aït-Younès. Mes frères et mon père ne lui réclameront que trois cents francs pour ton mariage. Adieu, femme de bien. Que Nôtre Seigneur prolonge ta vie et te favorise ».

Faïouken a vingt-six ans, et elle recommence d’être dans la maison de Gana ce qu’elle était dans celle d’Arezki et dans celle de son prédécesseur, l’âme vivifiante de toutes les choses et de tous les êtres jeunes qui l’entourent, la créatrice des vêtements, des sacs et des poteries, le tisserand, la cuisinière et la meunière, l’artiste de la maison, la créature exceptionnelle qui donne à l’homme la sécurité, le repos, la liberté de paraître au Conseil, de combattre et de cultiver la terre. Elle donne encore à celui-là des enfants, et les élève : deux fois aussi elle met au monde, avec une pointe de honte, une fille destinée à servir comme elle.

Elle ne possède jamais rien, ni un pouce de terre, ni une chambre, ni un ustensile destiné aux usages de la maison, ni les bijoux dont elle se pare. Elle n’a pas plus de droits sur ses enfants que sur la calotte de laine qu’elle a faite pour son mari. Elle peut recevoir et conserver quelques pièces d’argent, quand il est allé vendre sur le marché l’excédent de son travail ; elle a quelquefois le droit de céder à son profit les œufs de ses poules ; mais si Gana la chassait, elle s’en irait presque nue, n’ayant pour tout bien, par la grâce de son seigneur et maître, que le haïck de laine qui couvrirait son corps. Et cependant un beau sourire est toujours sur ses lèvres tant qu’elle est vaillante, et elle est heureuse parce qu’elle est, dans le sens le plus élevé du mot, une maîtresse de maison. Peu lui importe, en vérité, que rien de tout ce qui l’entoure ne lui appartienne ; elle n’y songe même pas, et elle est autrement fière de l’avoir créé. Il lui semble très naturel et légitime qu’une femme comme elle passe ainsi d’un bout à l’autre du village des hommes, sans autre salaire que son honneur de femme, créant la maison et la famille de l’un, la maison et la famille de l’autre, tandis qu’ils s’occupent des choses encore plus graves qui les concernent, la défense des biens publics, la paix de la cité, l’honneur de la tribu. Dans la communauté intime d’intelligences et de forces inégales, de natures et d’aptitudes diverses, qui fait la vie et la force invincible de cette bourgade entourée de frênes, elle trouve sa part belle, et elle se regarderait comme avilie s’il fallait qu’elle y renonçât avant l’âge.

Aussi les hommes la respectent et l’écoutent sans jamais la contredire ; son mari et ses frères prennent souvent son avis ; ils la laissent gouverner à son gré son petit royaume. Malheur à qui l’insulterait, ou chercherait seulement à diminuer son honneur par une calomnie : on a vu des villages incendiés et des lignes de morts étendus à terre pour une simple parole dite à l’oreille d’une femme. De même qu’elle admire les héros qui marchent les premiers à la guerre, et qu’elle trouve très beaux dans leurs guenilles, les vieillards, habiles agorètes, qui siègent sous le toit de la djemâa, reconnaissant des signes divins dans leur force et dans leur prudence, de même eux distinguent en elle, sous son apparente faiblesse, une puissance secondaire, il est vrai, mais si profonde, si mystérieuse, si nécessaire, qu’ils s’empressent de lui faire sa part, et qu’ils l’honorent de leur mieux.

La matrona romaine, dont la dignité a traversé vingt-cinq siècles, n’était, elle aussi, qu’une fille pour son mari, pouvait être mise à mort si elle perdait des clefs, était, enfin, vendue à lourds deniers comptant, comme Faïouken. Mais voici que de longues années s’écoulent sa beauté se fane et à la fin elle se sent lasse.

Elle est toujours la femme de Gana. Ses deux petites filles, qu’elle a laissées dans la maison de son premier mari, se sont mariées depuis longtemps et ont été mères à leur tour. Ses quatre garçons qui sont restés dans la maison du second sont des hommes qui labourent et combattent ; un d’eux s’est même fait casser une jambe au pied du hameau de Zaknoun. Les deux fils qu’elle a donnés à Gana portent des fusils depuis trois ans, et s’asseoient à côte des Anciens dans la djemâa sur les dalles de pierre ; sa dernière fille est déjà si belle, qu’on en a offert mille francs d’argent et dix sacs d’orge. Elle a nourri tous ces hommes et ces femmes de son lait, puis ses seins se sont taris et ses flancs sont devenus stériles ; en même temps Gana décline, une fièvre lente creuse son visage, et alors une sombre mélancolie envahit Faïouken, quand elle s’accroupit, sur le seuil de sa porte, aux approches de la nuit.

Elle ne peut se dire pourquoi, mais elle aime son dernier mari plus que les autres. Elle lui a consacré la dernière part, et la plus grande, de sa vie de femme ; il est son dernier appui, comme un frêne aux trois quarts desséché qui soutient les longues guirlandes d’une vieille vigne. Après lui, que deviendra-t-elle ? Son père et sa mère sont morts. Ira-t-elle en servir un autre ? Qui voudra de ses cheveux gris ? Un abîme noir s’ouvre devant elle, et cependant elle a bien accompli sa tâche : elle a été fidèle, laborieuse et féconde. Le Seigneur miséricordieux n’aurait-il pour elle ni consolation ni récompense ? Ses idées se confondent, puis dans son esprit troublé comme un ciel d’orage apparaît une coupole blanche, celle d’un saint qui fait des miracles, la Koubba de Sî Zerdoud. Elle ne l’a jamais vue ; elle la sait seulement plus loin qu’une montagne qu’elle aperçoit de son village ; mais il faut que ce saint là soit son intercesseur, et un matin, à la fontaine, elle décide toutes les autres femmes à l’accompagner.

C’est un grand voyage. Il a fallu négocier avec cinq tribus avant de l’entreprendre, et il a été convenu que les femmes ne seraient accompagnées que de marabouts, personnages sacrés. Réunies chez Faïouken, elles échangent des bénédictions pendant que le moribond, secoué par une toux sèche, est soutenu près du foyer par ses frères et ses fils, puis elles se mettent en marche, par une aube chantante, à travers le village qui s’éveille.

Les petits garçons à demi nus et les jeunes filles aux membres grêles qui sont sur les portes les saluent du nom de mères, et, en effet, chacune d’elles a enrichi, comme Faïouken, deux ou trois maisons diverses du don de sa fécondité. Elles aiment aussi indistinctement tout ce petit peuple sorti de leurs flancs, vivifié par un même sang, et qui pourrait n’avoir qu’un cœur.

Derrière les marabouts tout blancs, tenant en main des branches vertes, elles descendent, pieds nus, par des escaliers de pierre, le long des bosquets de figuiers, dans le ravin de la guerre où tant des leurs sont tombés, puis elles montent et redescendent à travers les figuiers de l’ennemi, dont les villages blancs et rouges semblent s’allumer au-dessus de leurs têtes.

Elles se mettent à gravir la montagne des Menguellat et des Aït Yahia qui, jusqu’alors, leur avait caché la moitié du ciel, et là elles voient encore des oliviers comme les leurs, mais plus serrés, qui font bientôt une forêt ombreuse. Elles serpentent au travers, un peu surprises du silence de cette multitude de grands arbres, de la pureté du sol noir qui ondule entre leurs pieds, de la majesté de leurs troncs sillonnés de rides, de la finesse de leur feuillage, qui se découpe en lamelles sur le ciel. Quand elles en sortent, une lumière nouvelle les éblouit, qui leur annonce qu’elles approchent des demeures des saints : mais il faut encore qu’elles gravissent longtemps un petit chemin étroit hérissé de pierres blanches.

Tout à coup, il semble à Faïouken, qui va la première, que la terre manque sous ses pas. Elle pousse un cri et étend les bras comme à l’apparition d’un nouveau monde. Ses compagnes accourent auprès d’elle et demeurent muettes de stupeur. Elles sont comme en plein ciel. Leurs pieds posent sur une crête très longue qui sépare en deux la Kabylie tout entière.

A gauche, réunissant une centaine de ravins noirs dans une profondeur qui donne le vertige, une vallée très large se courbe vers le soleil couchant, et elle est bordée par le Djurdjura lui-même, dont les hautes cimes grises et rosacées font des murailles droites, des dents tranchantes, des pics aigus, sur le fond doré du Sud.

Dans cette immensité creuse, rayée d’ombres et de lumières, de hautes collines parallèles et semblables à des vagues portent des villages rouges. On les voit là rangées côte à côte, les confédérations des Gaouaoua, les At Menguellat et les At Bou Drar, et les At Yâni, et les At Attaf, et les At Sedka, toutes, depuis le col de Tirourda, tacheté de cèdres et de plaques de neige, jusqu’à l’ouverture démesurée, dans laquelle Drah el Mizan se devine, et elles sont toutes armées en guerre, ramassées dans leurs villages comme sous des boucliers et des cuirasses, animées du désir sauvage de s’entre-détruire, et contenues par la même peur. Faïouken n’avait jamais vu cela ; mais à droite, c’est mieux encore.

Une autre vallée plus large, aux pentes plus douces, se tourne aussi vers l’Occident, et, moins riche en bois, se déroule pleine d’orge comme un long tapis vert. Elle est bordée, non par une crête dentelée, mais par une montagne courbe et striée de villages qui sont rangés en ligne comme des bataillons.

On aperçoit au-delà, dans des crans arrondis comme des coupes, quelque chose de bleuâtre, d’indéfinissable, qui n’est ni de l’air ni de la terre, la mer infinie au-delà de laquelle vivent les incrédules et les païens ennemis de Dieu. Là sont les At bou Chaïb, riches en oliviers, chez lesquels on trouve des dalles marquées de signes des idoles ; là-bas, les At Djennad, qui bâtissent leurs maisons avec des pierres équarries comme celles des forteresses ; là, les Aït Fraoucen, qui vivent sur une ville ancienne dont les pavements de petites pierres bleues et jaunes ressemblent aux émaux des colliers ; là-bas, les Amraoua, qui descendent des Turcs, des voleurs et des bandits de toute sorte venus de l’Ouest ; là-bas, les Aït Iraten, si puissants qu’ils pourraient barrer la vallée à eux seuls, si cela leur faisait plaisir, et, plus loin encore, dit-on, sur le bord de la mer, les At Ouaguennoun, dont les femmes sont les plus belles qui se puissent voir, parce qu’elles descendent des Romaines.

Tandis que le repli profond du Djurdjura garde, comme dans une gaîne, les Gaouaoua tassés les uns sur les autres et inviolables, cette vallée du Sébaou est un grand chemin de guerre où tous les hommes se sont mêlés. La pauvresse a devant elle le monde entier, l’histoire du monde, l’immensité de la terre et la variété de ses formes, l’immensité du ciel traversé par des aigles qui glissent et tournent comme des hirondelles. Un flot d’air pur gonfle ses poumons, et elle se sent prise d’une sorte d’ivresse, ainsi libre pour la première fois dans la création démesurément agrandie, ivresse mêlée de l’effroi de se sentir si loin de son village qu’elle n’aperçoit plus.

Et voilà qu’à deux mille pas, si près qu’elle semble y toucher dans la transparence étrange de ce beau jour, sur un mamelon conique, apparaît la coupole blanche entrevue déjà dans la nuit de son angoisse, la Koubba de Sî Zerdoud, au milieu d’un carré de cactus noirâtres. Tout son cœur, gonflé d’un inexplicable bonheur, s’élance vers lui ; ses compagnes l’invoquent avec elle, et les marabouts se rangent à leurs côtés, tandis qu’elles descendent lentement par un sentier très doux.

Elles sont bientôt seules dans l’enceinte. Elles vont l’une derrière l’autre en évitant de marcher sur les tombes des fidèles qui se sont fait déposer dans la terre sacrée, la tête tournée vers leur intercesseur, et le soleil sur son déclin illumine leur théorie de ses feux. Les formes des jeunes, moulées dans leurs haïcks bleus, se découpent sur le ciel orangé comme des images divines ; les diadèmes étincellent ; les bijoux les plus humbles jettent des lueurs azurées ; les étoffes les plus vulgaires ont des reflets de pourpre et de neige ; le saint fait ce miracle d’embellir les plus laides ; et elles forment un cercle autour des quatre murs qui supportent son petit dôme lustré par le temps du doux éclat du lait crémeux.

Les compagnes de Faïouken brûlent de l’encens, déposent à terre des plats qu’elles remplissent bientôt de farine et de viandes, offrandes aux puissances invisibles, et se partagent en petits groupes pour prier. Elle, s’approchant d’un des murs troués par une porte basse, les deux mains étendues à la façon des suppliantes appelle le saint toujours vivant qui l’entend certainement de l’extrémité des mondes, puis s’affaisse tout près du trou, frissonnant à la vue des ténèbres intérieures, au contact de l’air humide qui semble venir de dessous la terre :

« Sauve-nous, lui dit-elle, écarte de nous la mort, ô Saint, ami de Dieu, qui siège dans la nuit du Destin à côté des prophètes ; sauve-moi, ô lumière, ô clémence, ô source inépuisable de pardons et de grâces ; je m’abandonne à toi, ô Dompteur, Sultan des affligés, Seigneur de ceux qui pleurent ».

Et elle lui conte sa peine en paroles brisées, en soupirs et en silences dans lesquels toute son âme se répand en dehors d’elle. Elle s’enfonce dans une immense détresse, telle que sa vie entière lui paraît n’avoir été qu’une longue douleur et, les yeux pleins de larmes, elle regarde ses mains durcies par le travail, la chair grise de ses bras ridés, sa poitrine vide, puis des espérances soudaines la raniment et la soulèvent, montent comme des flots dans tout son être, gonflent ses membres, inondent son cœur, et il lui semble que c’est le saint lui-même qui la trouble et la console, l’abaisse et la transporte au-dessus d’elle-même, comme si elle était le jouet de sa puissance.

Enfin brisée, et ne sentant plus ni la joie ni la peine, fondue en humilité, tandis que la nuit noire monte de la terre environnante, et que les clartés des étoiles innombrables descendent sur elle du firmament, elle demeure immobile, les bras allongés sur les genoux, l’épaule et la tête appuyées contre la muraille sacrée confondue avec le monument

Or, le lendemain, encore une fois vers le coucher du soleil juste à l’heure où la veille elle s’approchait de la Koubba de Sî Zerdoud, elle rentre avec ses compagnes dans son village, et pose la main sur la porte de la cour qui précède sa demeure, et elle hésite à l’ouvrir, tremblante d’incertitude ; mais la porte s’ouvre comme d’elle-même, et ses fils, et les frères de son mari, et tous leurs parents sont devant elle, qui lui disent :

« Arrête-toi, Faïouken, écoute. Gana vient d’entrer dans la miséricorde de Dieu ; mais nous nous sommes réunis là pour t’attendre et te dire qu’à partir de ce jour cette maison est la tienne, si tu veux y rester jusqu’à ta dernière heure.

Nous te remettons le reste de ta dette ; tu vivras sur nos biens. Tu ne dois plus rien à personne ; personne ne t’imposera plus une volonté ; tu ne serviras plus, mais tu commanderas à ton tour, tu pourras, comme un homme, paraître sur les marchés, acheter et vendre. Tu siégeras comme un homme dans nos conseils, et tu prendras part à nos débats. Ta tâche est terminée : voilà ta récompense. Et maintenant couvre-toi la tête de cendres, et donne le signal des lamentations funèbres. C’est la dernière fois que tu pleureras un époux dans le village des Aït-Ali ».

Emile Masqueray, texte tiré de Souvenirs et visions d’Afrique

Précédemment publié en juillet 2005.

Sur l’image d’illustration on reconnait une maison kabyle et des femmes en tenue kabyle. Tableau intitulé « Scène orientaliste » de Waldemar Knut Gustaf TODE (1859-1900) .

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