Le Petit journal

Ferhat Mehenni, chanteur et homme politique kabyle, ex-otage de l’airbus

« Un pays sans horizon politique valable »

Ferhat Mehenni, 43 ans, l’un des plus célèbres chanteurs kabyles (son prénom suffit à le désigner), est aussi un homme politique. Fondateur du Rassemblement pour la démocratie et la culture, il est connu pour la fermeté de ses prises de position contre l’islamisme. Il faisait partie des passagers de l’Airbus pris en otage par les terroristes du GIA.

Si vous deviez ne garder qu’un seul souvenir de ce détournement, lequel croyez-vous que ce serait ?

Il y en a bien sûr plusieurs qui se bousculent dans ma tête : le moment où les terroristes se sont déclarés, puis les assassinats et évidemment l’intervention des gendarmes à Marseille. Je me souviens aussi de moments extrêmement poignants, des crises de quasi-folie vécues par certains passagers dont les nerfs craquaient, et de leurs cris inhumains. Bien sûr, ma mort a été présente dans ma tête tout le temps, mais ce n’est pas le souvenir le plus émouvant…

Le commando du GIA vous a-t-il identifié ?

Pas immédiatement, sinon je crois bien qu’ils m’auraient tué en même temps que leurs deux premières victimes. Ensuite, mon visage a dû leur dire quelque chose et ils m’ont alors demandé mon passeport. Ils ont menacé de m’abattre sur-le-champ mais ils ont décidé de surseoir à mon exécution, pensant que je pouvais leur être plus utile comme monnaie d’échange. Dimanche à 11 heures, ils m’ont conduit dans le cockpit avec un pistolet sur la tempe pour que je parle par radio à la tour de contrôle. Plus tard, j’ai simulé une crise cardiaque et un médecin parmi les passagers a joué le jeu en disant que mon cœur était dans un état épouvantable. Les terroristes ont alors dit qu’ils me laissaient récupérer avant de m’exécuter… Juste avant l’intervention, quand ils ont entonné leurs «prières de mort», j’étais persuadé qu’ils allaient le faire.

Il faut ajouter que ces terroristes avaient été manifestement bien formés, ils avaient des réflexes qui montraient un entraînement certain. Chaque fois qu’ils ont tué quelqu’un, ils sont revenus avec le sourire pour expliquer aux passagers qu’ils ne leur voulaient pas de mal, qu’il n’y avait qu’eux- mêmes et les membres de l’équipage qui allaient mourir…

Comment situez-vous cette action spectaculaire dans le contexte politique algérien ?

D’abord, il y a la donnée indéniable de l’intensification de la violence, un peu plus chaque jour, dans un pays sans horizon politique valable. Cette action est manifestement destinée à faire monter la tension d’un cran et à discréditer l’État. Et, en raison de la division du camp démocratique, des jeunes sont attirés, voire fascinés, par une organisation déterminée à laquelle on ne peut dénier un minimum de cohérence dans sa démarche. La libération des deux leaders du Front islamique du salut que réclamaient les terroristes n’était qu’un prétexte, comme le montre le fait qu’ils l’ont rapidement abandonnée pour exiger un départ vers Paris. Je crois qu’ils avaient l’intention de faire exploser l’avion sur la capitale, comme le montre le fait qu’ils étaient munis de dynamite ­ on peut l’interpréter comme un vol-revanche sur l’impossible voyage vers la modernité…

On a dit que cette action du GIA pouvait constituer un changement d’attitude face aux succès de la campagne d’«éradication» lancée voici trois mois par le pouvoir algérien. Qu’en pensez-vous ?

Une refonte dans la stratégie terroriste du GIA me paraît peu probable dans la mesure où les mêmes méthodes sont toujours employées, notamment les assassinats d’étrangers. La prise d’otages est simplement venue enrichir leur panoplie. Je voudrais profiter de cette remarque pour m’incliner devant la mémoire des quatre Pères blancs assassinés hier, hommes de foi, d’amour et de tolérance.

Mais peut-on parler d’un recul sur le terrain du terrorisme islamiste ?

Il y a sûrement un succès plus franc de la lutte antiterroriste. La guerre que livrent les intégristes à l’Algérie est en passe d’être, sinon perdue, du moins endiguée. Cela est-il porteur d’espoir pour l’avenir ? Seulement si les citoyens sont mis à contribution pour sauver l’Algérie à travers la constitution d’un pôle démocratique. Et cela doit commencer par une liberté d’expression plus grande. Il est aussi souhaitable que la question amazight (la langue berbère) soit résolue pour souder les Algériens amoureux de leur pays et des valeurs humaines qui fondent les nations.

Gérard DUPUY , 28 décembre 1994

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