Récits voyageurs

Fort National, oued Aïssi en 1884

A six heures du matin, me voici de nouveau en voiture. J’ai trouvé un compagnon de voyage, M. J…, avocat au barreau de Bordeaux, qui vient chercher dans ce pays du soleil et de la lumière l’oubli momentané des brumes de la Garonne. Son itinéraire coïncide avec le mien pour quelques jours ; nous sommes enchantés l’un et l’autre de pouvoir échanger nos impressions et tromper la monotonie des routes trop longues par d’agréables causeries.

En moins d’une demi-heure nous arrivons à l’oued Aïssi, qu’il faut franchir à gué. Nous apercevons bien un pont, jeté sur la rivière à quelques centaines de mètres en amont, et nous pourrions supposer, si nous parcourions tout autre pays du monde, qu’il est destiné à permettre le passage entre les deux rives. Mais nous sommes en Algérie, où les choses ne se passent pas comme ailleurs.

Un hiver, il y a déjà plusieurs années, à la suite de pluies abondantes, l’oued Aïssi s’est permis de livrer passage dans son lit à une quantité d’eau plus considérable que les Ponts et Chaussées ne l’y avaient autorisé ; il a même poussé le mépris de l’administration jusqu’à emporter les talus et les rampes d’accès au pied desquels il aurait dû docilement couler. Est-ce pour punir le fleuve révolté, ou bien par manque de temps et d’argent ? Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, aucune réparation n’a été faite. Le pont construit à grands frais élève au milieu de l’eau ses belles arches de pierre, isolées de toute communication avec les rives, et les malheureux voyageurs passent comme ils peuvent et quand ils peuvent. La rivière, grossie par des pluies récentes, se répand dans un lit large de près d’un kilomètre et se partage en sept ou huit bras. Si la crue, déjà très-forte, l’avait été davantage, le passage présenterait de sérieux dangers et serait peut-être impraticable.

En arrivant sur la berge, nous voyons une troupe de Kabyles accourir à notre rencontre. Ils sont placés là par l’administration pour aider au passage des voitures. Dans l’eau jusqu’aux genoux, les burnous retroussés sous les cuisses, ils galopent en avant et de chaque côté de la voiture, indiquant le meilleur passage et prêts à prévenir tout accident. Dans le bras principal nos roues enfoncent jusqu’aux moyeux ; les chevaux tirent sur les traits à les rompre ; le cocher frappe de son fouet à tour de bras. Enfin, le mauvais pas est dépassé, et, cahin-caha, nous atteignons l’autre rive sans encombre.

À partir de l’oued Aïssi, la route s’élève par une série de plateaux successifs sur lesquels elle forme des lacets pleins de hardiesse. Nous sentons que nous laissons derrière nous la Basse-Kabylie, la Kabylie de la plaine, et que nous entrons définitivement dans la montagne. Après avoir dépassé une prairie où les troupes qui se rendent à Fort-National, ou qui en reviennent, s’arrêtent pour la grand ‘halte, nous abandonnons la voiture, qui s’élève par degrés sur des pentes sinueuses et fort raides, et nous nous engageons à pied dans des raccourcis, charmants petits sentiers kabyles tracés le long des crêtes, au milieu d’une véritable forêt d’oliviers séculaires. Nous croisons des groupes d’indigènes en burnous blanc et fez rouge qui se rendent au marché, les uns à pied, les autres montés sur des ânes ou des mulets. […]

Riches et pauvres ont le même accoutrement, et ce n’est pas ici que les vêtements, et ce n’est pas ici que les vêtements peuvent servir à établir les distinctions sociales.

La montagne que nous escaladons se compose, comme toutes les montagnes voisines, d’une série de mamelons pointus dont chaque sommet domine le précédent. Elle a été le théâtre des luttes sanglantes de 1857 et de 1871.

Sur notre gauche, nous apercevons le village d’Ighil-Guéfri, que, le 21 mai 1857, au lever du soleil, le général Yousouf montrait de la plaine au maréchal Randon en lui disant : « C’est là qu’à sept heures du matin vous fumerez votre cigare » Et il l’enleva, en effet, après un combat acharné. A mesure qu’on s’élève, on peut se rendre compte des difficultés inouïes qu’eut à surmonter l’armée française pour emporter d’assaut les trois chaînes en éventail qui se réunissent à Fort-National. Chaque mamelon était garni d’intrépides défenseurs, retranchés dans un village, qui luttaient pour leur indépendance, maintenue jusqu’alors à travers les siècles contre tous les envahisseurs. On comprend que la victoire ait été chèrement achetée.

[…] Toute la chaîne que nous gravissons a été défendue pied à pied par les Kabyles ; il n’y a pas un arbre, pas une touffe de cactus qui n’ait abrité un tirailleur. Un vieil olivier, le tronc traversé par un obus, est encore débouta côté du chemin, comme un souvenir vivant de cette terrible époque.

L’aimable colon qui nous accompagne nous raconte alors le siège de Fort-National, auquel il a pris part ; […]

Une nuée de Kabyles, tous les hommes valides des tribus environnantes, garnissaient les hauteurs qui dominent la ville, et tiraient nuit et jour sur les assiégés. Notre compagnon de route nous décrit les tranchées creusées par les révoltés, et arrivant presque jusqu’aux remparts, et les-deux vieux canons turcs, sans affûts, mis en batterie par d’anciens tirailleurs et lançant leurs boulets impuissants contre les solides murailles du fort. Il nous fait assister à la sortie du 12 mai, dans laquelle le capitaine Ravez culbuta tous les ennemis qu’il put approcher, et à l’assaut que les Français soutinrent dans la nuit du 21 au 22 : les bandes furieuses des Kabyles se ruaient contre la forteresse avec une rage indescriptible ; pendant une nuit et un jour, il fallut défendre les remparts contre ces forcenés, qui revenaient plus nombreux chaque fois qu’ils avaient été repoussés. […]

Ernest Fallot, Fort-National,15 mars 1884

Article précédemment mis en ligne en septembre 2005.

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