Livres

Ibn Khaldoun à Bougie

Dans ce récit d’Ibn Khaldoun, on peut constater que les habitants de la région de Bougie refusaient de payer, au 14e siècle, l’impôt à l’islam auquel étaient soumis les non-musulmans. Ce qui confirme que les Kabyles n’étaient pas tous musulmans.

De mon voyage d’Espagne à Bougie, où je deviens hadjeb avec une autorité absolue.

Ce fut principalement par mes démarches auprès des intimes du sultan Abou Salem, et auprès des gens de plume admis à la cour, que les émirs hafsides obtinrent l’autorisation de rentrer dans leur pays. Abou Abd Allah me donna en partant une pièce écrite de sa main, par laquelle il s’engagea à me prendre pour hadjeb aussitôt qu’il rentrerait en possession de Bougie. Dans nos royaumes de la Mauritanie, la hidjaba, ou office de hadjeb, consiste à diriger, seul et sans contrôle, l’administration de l’État, et à servir d’intermédiaire entre le sultan et ses grands officiers. Je fis accompagner l’émir Abou Abd Allah par mon frère cadet, Yahya, que je chargeai de remplir, par intérim, les devoirs de cette charge.

Ensuite eurent lieu mon voyage en Espagne, mon séjour dans ce pays, et le refroidissement d’Ibn el-Khatîb à mon égard. J’appris alors qu’Abou Abd Allah avait enlevé Bougie à son oncle (le sultan Abou Ishac), au mois de ramadan 765 (juin 1364 de J. C.), et je reçus de cet émir une lettre par laquelle il me pressait d’aller le joindre.

Je pris sur-le-champ la résolution de partir ; mais le sultan Ibn el-Ahmer (Mohammed V), ne se doutant pas de la mésintelligence qui régnait entre son vizir et moi, s’opposa à mon projet. J’insistai toutefois d’une manière si tenace, qu’il y donna son consentement et me combla de marques de sa bienveillance. Vers le milieu de l’an 766 (février-mars 1365 de J. C.), je m’embarquai au port d’Almeria, et, après quatre jours de navigation, j’arrivai à Bougie, où le sultan Abou Abd Allah avait fait de grands préparatifs pour me recevoir. Tous les fonctionnaires de l’État vinrent à cheval au-devant de moi ; les habitants de la ville se précipitèrent de tous les côtés pour me toucher et me baiser la main ; c’était vraiment un jour de fête ! Quand j’entrai chez le sultan, il se répandit en souhaits pour mon bonheur, me combla de remerciements, et me revêtit d’une robe d’honneur. Le lendemain une députation, composée des principaux officiers de l’empire, se présenta à ma porte pour me complimenter de la part du souverain. Je pris alors les rênes du gouvernement, et je m’appliquai avec zèle à organiser l’administration et à bien conduire les affaires de l’État. Le sultan m’ayant désigné pour remplir les fonctions de prédicateur à la grande mosquée de la casaba (citadelle), je m’y rendais régulièrement tous les matins, après avoir expédié les affaires publiques, et j’y passais le reste de la journée à enseigner la jurisprudence. Il survint alors une guerre entre le sultan, mon maître, et son cousin, l’émir Abou ’l-Abbas, seigneur de Constantine, guerre allumée par des conflits qui avaient pour cause l’incertitude de la ligne frontière qui séparait les deux États. Les Douaouida, Arabes nomades cantonnés dans cette partie du pays, entretenaient le feu de la discorde, et chaque année les troupes des deux sultans en venaient aux mains.

L’an 766 (1364, 1365), les deux armées, commandées par leurs souverains respectifs, se rencontrèrent dans le Ferdjîoua,[1] et le sultan Abou Abd Allah, ayant essuyé une défaite, rentra à Bougie, après avoir dépensé en subsides aux Arabes l’argent que j’avais amassé pour son service. Comme le nerf de la guerre lui faisait défaut, il m’envoya contre les tribus berbères qui, retranchées dans leurs montagnes, avaient refusé, pendant quelques années, d’acquitter les impôts. Ayant envahi et dévasté leur pays, je les obligeai à donner des otages pour assurer le payement entier des contributions.

Cet argent nous fut très utile. En l’an 767, le sultan Abou ’l-Abbas envahit le territoire de Bougie, après avoir entamé une correspondance avec les habitants de la ville. Comme la sévérité d’Abou Abd Allah y avait indisposé les esprits, ils répondirent au sultan en se déclarant prêts à reconnaître son autorité ; et leur souverain, qui venait d’en sortir pour repousser son adversaire, et qui avait établi son camp sur le mont Lebzou [2] s’y laissa surprendre et perdit la vie. Pendant qu’Abou l-Abbas marchait sur la ville, dans l’espoir que les habitants tiendraient leur promesse, une partie d’entre eux vint me trouver à la casaba, et m’invita à proclamer un des enfants d’Abou Abd Allah. Ne voulant pas me prêter à cette proposition, je sortis de la ville et me rendis auprès du sultan Abou ’l-Abbas, dont je reçus un excellent accueil. Je le mis en possession de Bougie, et les affaires reprirent aussitôt leur train ordinaire.

Peu de temps après, je m’aperçus qu’on travaillait à me desservir auprès du sultan, en me représentant comme un homme très dangereux, et je me décidai à demander mon congé. Comme ce prince s’était engagé à me laisser partir quand je le voudrais, il y donna son consentement avec quelque hésitation, et je me rendis chez Yacoub Ibn Ali, chef des Arabes Douaouïda, lequel se tenait alors dans le Maghreb. Le sultan changea aussitôt de sentiments à mon égard ; il fit emprisonner mon frère à Bône, et fouiller nos maisons, dans le vain espoir d’y trouver des trésors. Je quittai alors les tribus dont Yacoub était le chef, et me dirigeai du côté de Biskera, où je comptais être bien accueilli par mon ancien ami Ahmed Ibn Youçof Ibn Mozni, dont j’avais aussi connu le père. Mon attente ne fut pas trompée ; ce cheikh me reçut avec plaisir, et m’aida de son argent et de son influence.

Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes

Article précédemment mis en ligne en février 2006

Notes :

[1] Le caïdat du Ferdjîoua est situé au nord-est de Sétif et à l’ouest de Constantine.

[2] Probablement la montagne qui domine le défilé d’Akbou ou Tîklat, dans la vallée de Bougie.

Merci de respecter notre travail.