Société

Kabylie : Gouvernement démocratique

Étude sur la constitution politique kabyle avant la colonisation française.

Deuxième partie.

Le village kabyle forme à lui seul une république au petit pied, ne relevant de personne dans l’état normal, ayant ses chefs, ses kanoun, ses fueros, si l’on peut ainsi dire, enfin sa vie propre et sa souveraineté distincte. Rien qu’à voir sa physionomie extérieure et les sites qu’il préfère, on devine qu’il est décidé à se suffire le plus possible. Perché la plupart du temps sur un piton, sur la crête étroite du contrefort, ou échelonné contre la croupe rapide de la montagne, souvent bordé d’une ceinture de cactus, sans autre voie de communication que des sentiers difficiles ; avec ses maisons en pierre, presque sans ouvertures, tellement serrées et entassées, qu’elles semblent n’en faire qu’une ; n’a-t-il pas l’apparence d’une petite forteresse, armée contre l’étranger qui peut venir, armée aussi contre le voisin qui est là, tout près, plus immédiatement dangereux [1] ?

On conçoit cependant que sur une mer orageuse comme ce pays, où le vent de la discorde souffle fréquemment, la barque ne puisse pas toujours flotter seule à tous les hasards. De là, la tribu, réunion de plusieurs villages plus ou moins solidaires entre eux ; de là, la fédération, kbila [2], association également solidaire, quoique beaucoup moins étroite, de plusieurs tribus : le tout réglé d’ordinaire par une loi topographique. À peu près invariablement, la chaine de montagnes représente la confédération, le contrefort c’est la tribu, et le village est bâti sur un point militaire du système ; tout cela basé, par conséquent, sur une raison d’attaque ou de défense. Ce sont des peuplades liguées plutôt qu’unies [3].

Lorsqu’ils n’ont aucun intérêt général à discuter, les villages se passent très bien pour leur administration du concours de la tribu. Chacun d’eux a son pouvoir dirigeant, dirigeant sur toute la ligne. Rien de plus démocratique : ce n’est ni le cheik arabe, ni le maire de France, ni un conseil municipal à la manière des nôtres, ni aucune assemblée élective ; c’est la réunion de tous les citoyens de la localité en état de porter les armes et de subir le jeûne du Ramadan : car, ici, devenir homme fait, soldat et citoyen, c’est tout un[4]. Pour tout dire, en un mot, le mot propre du pays, le pouvoir dirigeant du village, c’est sa Djema [5].

Joseph Dugas, La Kabylie et le peuple kabyle, 1887

Notes :

[1] Cette situation des villages kabyles ne serait-elle pas un indice en faveur de la tradition qui veut que les premiers habitants aient été une population de réfugiés chrétiens menacés par le cimeterre arabe ?

[2] C’est ce nom arabe qu’on attribue généralement l’étymologie du mot kbal, dont nous avons fait kabyle. Le peuple kabyle est donc éminemment un peuple ligueur et fédéré.

[3] Mémoires du maréchal Randon : « Les deux plus fortes confédérations du Jurjura, celle des Igaouaouen ou Zouaoua et celle des Ar-Iraten, contiennent l’une environ trente-quatre mille habitants, l’autre dix-neuf mille, bien qu’elles occupent les parties les moins cultivables de la montagne. Les tribus les plus peuplées atteignent le chiffre de six à sept mille âmes. Les dénominations des confédérations, des tribus et des villages sont empruntées tantôt à un fait tout matériel, tel que la topographie locale, les gens de la montagne et les gens de la rivière, le petit mamelon et la grand monticule, les Occidentaux d’en haut et les Occidentaux d’en bas ; tantôt à un nom d’homme, les enfants de Sidi Saïd ou les enfants du fils de Joseph ; tantôt à quelque souvenir historique, le monticule des pèlerins, le mamelon du lion, le pétillement de la poudre ; quelquefois aussi au genre d’industrie ou au caractère des naturels, les forgerons, les coupeurs de route, les simples d’esprit. »

[4] Pas de registres ni d’actes de l’état civil pour constater sûrement la majorité. En général, elle est déclarée entre quinze et vingt ans. Les jeunes Kabyles sont ordinairement tout fiers de pouvoir dire qu’ils font leur Ramadan et surtout fort avides d’être mis en possession d’un fusil. Si cependant il y a doute ou contestation, les Kabyles procèdent à l’épreuve du fil qu’ils disent infaillible. L’iman ou marabout du village mesure le cou du jeune homme avec un fil plié en double ; le fil est ensuite déplié, et ses deux extrémités sont placées entre les dents du patient ; si la boucle ainsi formée passe par-dessus la tête et arrive derrière la nuque, l’enfant est déclaré majeur, et le marabout récite sur lui la prière.

[5] Ce mot djema correspond assez exactement à l’ecclesia des Grecs et des Latins. C’est tout à la fois l’assemblée et lieu de l’assemblée, par conséquent, soit la mosquée, soit le local affecté pendant la chaleur ou les pluies aux séances de l’assemblée politique. Ce dernier local est une sorte de hangar communal situé ordinairement à l’entrée du village, quelquefois sur un point isolé et dominant ; il se compose d’une seule salle, ouverte à ses deux extrémités et laissant passage, dans le milieu, à la voie publique ; ce n’est ni élégant ni même propre, mais c’est un lieu très fréquenté, car c’est avant tout l’asile des oisifs et des parleurs. Par extension, les Kabyles appliquent ce mot de djema au jour de la réunion, le vendredi, le jour de la prière pour les musulmans ; Souk-el-djema, le marché du vendredi.

Article précédemment mis en ligne en octobre 2005.

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