Culture

Le dauphin et l’enfant à Hippone

Pline le Jeune, lettre à Caninius

Le dauphin était regardé, dans l’antiquité, comme un animal intelligent, sensible, et ami de l’homme. C’est sur des dauphins que les artistes anciens représentaient les âmes bienheureuses voguant vers les îles Fortunées. Parmi les anecdotes illustrant cette croyance antique à l’amitié du dauphin pour notre espèce, on peut citer la suivante, dont le merveilleux a fait la célébrité.

La ville d’Hippone[1] ; en Afrique, est située au bord de la mer. Dans le voisinage se trouve une lagune navigable, d’où sort un canal, une sorte de rivière, dont les eaux remontent à l’heure du flux vers la lagune et descendent vers la mer à l’heure du reflux. L’endroit est fréquenté par des gens de tout âge, qu’y attire l’amour de la pêche, du canotage ou de la natation, en particulier par les enfants, qui à leurs moments de loisir vont y jouer volontiers.
La pêche, la navigation, le bain y sont des plaisirs de tous les âges, surtout des enfants que leur inclination porte au divertissement et à l’oisiveté. Entre eux, ils mettent l’honneur et le mérite à quitter de plus loin le rivage ; et celui qui s’en éloigne le plus et qui devance tous les autres, en est le vainqueur …
Dans cette sorte de combat, un enfant, plus hardi que les autres, avait l’habitude de s’aventurer fort loin de la côte.

Un jour, un dauphin vient à sa rencontre et se met à nager près de lui, passant devant, passant derrière, parfois tournant tout autour. Bientôt il prend l’enfant sur son dos, puis le remet à l’eau ; ensuite il le reprend et l’emporte tout tremblant en pleine mer ; enfin il le ramène vers la plage, où il le dépose au milieu de ses camarades.

L’histoire se répand dans le pays. On accourt de partout ; on veut voir cet enfant, devenu la curiosité du jour ; on l’interroge, on l’écoute, on se répète ce qu’il a dit. Le lendemain, la plage est envahie par une multitude de curieux, qui tous regardent s’il y a des dauphins sur la mer. Les enfants se mettent à nager, et parmi eux le héros de la veille, qui à la vérité semble aujourd’hui moins entreprenant. Le dauphin reparaît à la même heure et va tout droit au même enfant. Celui-ci prend la fuite avec tous ses camarades. Le dauphin, comme pour le rappeler, pour l’inviter à rester, se met à sauter, plonger, à tourner cent fois autour de lui. Ce manège recommence le lendemain, puis le surlendemain, puis les jours suivants.

Au début, l’émotion de la foule avait été grande ; mais ces gens de mer sont confus maintenant de leur frayeur. Chacun s’approche de l’animal : on joue avec lui, on lui parle, on le touche même et on le caresse, et il se laisse faire. Cette docilité enhardit tout le monde, surtout l’enfant, qui le premier en avait fait l’expérience. Il nage maintenant à côté du dauphin, saute sur son dos et fait ainsi à califourchon une promenade en mer ; il sent que cet animal le reconnaît parmi ses camarades et qu’il l’aime, et il le paie de retour. Ce sont deux amis dont aucun n’a peur de l’autre, et dont aucun ne fait peur à l’autre. L’enfant devient de plus en plus confiant, et le dauphin de plus en plus affectueux et docile. À leur droite, à leur gauche nagent d’autres enfants qui accompagnent leur camarade, en lui adressant des encouragements et des conseils. Au milieu d’eux, – autre merveille, – on aperçoit un second dauphin, qui pour sa part se contente d’escorter le premier et de le surveiller. Il n’a de gentillesses pour aucun des enfants et aucun des enfants n’a de familiarités avec lui. Il suit simplement l’autre dauphin, comme les enfants suivent leur camarade.

On ne peut se lasser de l’interroger, de l’entendre, de raconter ce qui s’est passé. Le lendemain, tout le peuple court au rivage. Ils ont tous les yeux fixés sur la mer ou sur ce qu’ils prennent pour elle. Les enfants se mettent à nager, et, parmi eux, celui dont je vous parle, mais avec plus de retenue. Le dauphin revient à la même heure et s’adresse au même enfant. Celui-ci prend la fuite avec les autres.

Le dauphin, comme s’il voulait le rappeler et l’inviter, saute, plonge et fait cent tours différents. Le lendemain, le surlendemain et plusieurs autres jours de suite, même chose arrive, jusqu’à ce que ces gens nourris sur la mer, se font une honte de leur crainte.

Ils approchent le dauphin, ils l’appellent, ils jouent avec lui, ils le touchent : il se laisse faire. Cette épreuve les encourage, surtout l’enfant qui, le premier, s’y était hasardé.

Il nage auprès du dauphin et saute sur son dos. Il est porté et rapporté ; il se croit reconnu et aimé, et aime aussi ; ni l’un ni l’autre n’a peur, ni n’effraye. La confiance de celui-là augmente et, en même temps, la docilité de celui-ci. Les autres enfants mêmes l’accompagnent en nageant et l’animent par leurs cris et par leurs paroles.
Chose incroyable, et pourtant aussi vraie que la précédente, quand le dauphin qui servait de monture et de compagnon de jeu à l’enfant abordait le rivage, il se laissait souvent tirer sur le sable et son corps y séchait au soleil ; mais, dès qu’il sentait ensuite la chaleur, il roulait sur lui-même pour se replonger dans la mer.

Un jour, le fait est avéré, le lieutenant du proconsul[2], Octavius Avitus, obéissant à une sotte superstition, profita du moment où l’animal était allongé sur le rivage pour faire répandre des parfums sur tout son corps ; mais l’odeur parut si étrange et si insupportable au pauvre dauphin qu’il gagna précipitamment le large. Quelques jours après, on le revit bien, mais languissant et triste, et ce n’est que plus tard qu’ayant retrouvé ses forces, il reprit sa gaîté d’autrefois et recommença son manège.

De toutes les localités voisines, les magistrats venaient assister à ce spectacle ; mais leur arrivée et leur séjour à Hippone étaient l’occasion de dépenses ruineuses pour la petite ville[3], et les habitants, d’autre part, aspiraient à retrouver leur tranquillité perdue. Aussi prit-on le parti de tuer en cachette le dauphin qui attirait une telle foule de curieux.

Avec quels sentiments ne pleurerez-vous point son sort ? Avec quelle expression, avec quelle figure n’enrichirez-vous point, ne relèverez-vous point cette histoire, quoiqu’il ne soit pas besoin de votre art pour l’augmenter ou l’embellir, et qu’il suffise de ne rien ôter à la vérité. Adieu[4].

Pline Le Jeune

La fable Le Singe et le Dauphin, de La Fontaine, contient des allusions à l’enfant d’Hippone.

PLINE LE JEUNE (62-113) était un brillant avocat de Rome, que l’amitié de l’empereur Trajan porta au consulat et au gouvernement de la Bithynie. Il a laissé environ 250 lettres, divisées en 9 livres, et un panégyrique de son bienfaiteur. C’est un épistolier aimable et spirituel, dont la correspondance présente un tableau charmant de la vie contemporaine. On se gardera de le confondre avec Pline l’Ancien, le savant naturaliste, qui était son oncle.

Notes :

[1] Hippone (aujourd’hui Annaba) ancienne capitale des rois de Numidie

[2] Le proconsul était le gouverneur d’une province, c’est-à-dire d’un territoire possédé par Rome hors d’Italie. La province d’Afrique s’étendait de la Maurétanie à la Cyrénaïque en passant par la Numidie. Le proconsul résidait à Carthage ; un légat, ou lieutenant du gouverneur, administrait sous son autorité la région d’Hippone.

[3] Ces magistrats en voyage étaient, en effet, reçus officiellement par la municipalité d’Hippone, et, pendant leur séjour, logés et nourris chez l’habitant aux frais de la ville.

[4] Pline, en terminant sa lettre, invite Caninius à consacrer une pièce de vers au dauphin mort, comme avaient fait les poètes Catulle, Ovide, Martial, etc., pour des bêtes défuntes (moineau, perroquet, chatte, etc.)

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