Société

Les deux pôles de l’institution

Charles le Cœur était un sociologue, spécialiste des études marocaines. Mobilisé durant la seconde guerre mondiale, il est mort en 1944 à quarante et un an.

Si l’on a soif, c’est parce qu’il est physiologiquement indispensable de boire ; mais quand on offre un verre de thé à un étranger de passage, c’est qu’on veut lui marquer des sentiments hospitaliers. D’un côté l’action utile ; de l’autre, l’action rituelle.

La première est universelle, la seconde sociale…

L’action utile peut se définir comme un engrenage. Le puisatier pioche pour trouver l’eau, avec laquelle le jardinier arrose les légumes, que le cuisinier apprête pour les rendre mangeables et auxquels le médecin ajoutera peut-être quelques drogues pour prévenir la maladie ou ramener la santé. Chaque état n’a de raison d’être que dans l’état suivant qu’il détermine, et dans la prévision de ce déterminisme. L’action utile est donc intéressée dans son but, scientifique dans sa méthode. Bref, elle représente la technique…

Au contraire, quand le musulman enlève pieusement ses babouches avant d’entrer dans une mosquée, il ne s’inquiète pas des conséquences physiques de son geste. Il ôterait bien son turban si l’usage l’exigeait. Il n’est plus question de causes ni d’effets, mais de sens. Le geste a sa fin en soi : on ne lui demande pas d’être efficace, mais expressif.

L’homme tire, du déterminisme naturel, des outils qui étendent sa puissance sur les choses et, de la contrainte sociale, des rites qui font vibrer plus profondément mon moi…

La distinction entre l’action rituelle et l’action utile oppose deux points de vue plutôt que deux séries de faits… Un réflexe vital tel que serrer les poings est à la fois typiquement utile et typiquement expressif. Le geste le plus pratique suppose au moins un vouloir-vivre latent ; le poème le plus pur, une technique du gosier. Quand l’action utile s’épanouit en rite, quand le rite se contracte en action utile, ils ne font donc que prolonger, le premier l’élan de sensibilité, le second l’effort de techniques, dans lesquels ni l’un ni l’autre n’existeraient… À tous les degrés de l’action, il n’y a qu’une réalité : celle que M. Mauss appelle « le fait total »…

Le véritable problème est d’expliquer cette tendance qu’ont tous les hommes à ne voir que l’utilité de ce qu’ils font, et à l’inventer au besoin. Cela nous ramène au fait total et je résumerais volontiers toute notre étude en cette formule : l’action humaine, créatrice de sensibilité, est dans son essence rituelle, mais l’attention qui la dirige vers les choses est foncièrement utilitaire. Les fins supposent la société : l’individu pense aux moyens… Nous rejoignons les puissantes démonstrations de Durkheim. La pensée sociale ne se ramène pas à la pensée individuelle. C’est pourquoi la méthode objective s’impose au sociologue. L’observation extérieure du touriste, si elle est méthodique, va plus loin que l’introspection de l’indigène et que les raisonnements du savant étranger qui, au lieu de se contenter de noter comment les indigènes agissent, de demandent pourquoi il agirait de la sorte à leur place.

Charles Le Cœur, Le rite et l’outil, 1939, éditions Alcan, pp.19-44.

Il s’agit de Charles Le Cœur, sociologue, et non de Charles Le Cœur, architecte, peint par Renoir.

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