Le Petit journal

Misère en Kabylie : Conclusion

Onzième et dernier article du reportage d’Albert Camus sur « la misère en Kabylie »

Je termine ici une enquête dont je voudrais être sûr qu’elle servira bien la cause du peuple kabyle, qui est la seule qu’on ait voulu servir ici. Je n’ai plus rien à dire sur la misère de la Kabylie, ses causes et ses remèdes. J’aurais préféré m’arrêter là et ne pas ajouter de mots inutiles à un ensemble de faits qui doit pouvoir se passer de littérature. Mais de même qu’il eût été préférable de n’avoir pas à parler d’une misère aussi effroyable et que, cependant, l’existence de cette misère imposait qu’on en parlât, de même cette enquête ne saurait atteindre le but qu’elle s’est fixé, si elle n’écarte, pour finir, certaines critiques trop faciles. Je ne ferai pas de circonlocutions. Il paraît que c’est, aujourd’hui, faire acte de mauvais Français que de révéler la misère d’un pays français. Je dois dire qu’il est difficile aujourd’hui de savoir comment être un bon Français. Tant de gens, et des plus différents, se targuent aujourd’hui de ce titre, et parmi eux tant d’esprits médiocres ou intéressés, qu’il est permis de s’y tromper. Mais, du moins, on peut savoir ce que c’est qu’un homme juste. Et mon préjugé, c’est que la France ne saurait être mieux représentée et défendue que par des actes de justice. On nous dit :

« Prenez garde, l’étranger va s’en saisir. »

Mais ceux qui, en effet, pourraient s’en saisir se sont déjà jugés à la face du monde par leur cynisme et leur cruauté. Et si la France peut être défendue contre eux, c’est autant par des canons que par cette liberté que nous avons encore de dire notre pensée et de contribuer, chacun pour notre modeste part, à réparer l’injustice. Mon rôle n’est d’ailleurs point de chercher d’illusoires responsables. Je ne trouve pas de goût au métier d’accusateur. Et si même je m’y sentais porté, beaucoup de choses m’arrêteraient. Je sais trop, d’une part, ce que la crise économique a pu apporter à la détresse de la Kabylie pour en charger absurdement quelques victimes. Mais je sais trop aussi quelles résistances rencontrent les initiatives généreuses, de si haut qu’elles viennent quelquefois. Et je sais trop, enfin, comment une volonté, bonne en son principe, peut se trouver déformée dans ses applications. Ce que j’ai essayé de dire, c’est que si on a voulu faire quelque chose pour la Kabylie, si on a fait quelque chose, cette tentative n’a abordé que des aspects infimes du problème et l’a laissé subsister tout entier. Ce n’est pas pour un parti que ceci est écrit, mais pour des hommes. Et si je voulais donner à cette enquête le sens qu’il faudrait qu’on lui reconnaisse, je dirais qu’elle n’essaie pas de dire :

« Voyez ce que vous avez fait de la Kabylie », mais : « Voyez ce que vous n’avez pas fait de la Kabylie. »

En face des charités, des petites expériences, des bons vouloirs et des paroles superflues, qu’on mette la famine et la boue, la solitude et le désespoir. Et l’on verra si les premiers suffisent. Si, par un miracle invraisemblable, les 600 députés de la France pouvaient re-parcourir l’itinéraire désespérant qu’il m’a été donné de faire, la cause kabyle ferait un grand pas en avant. Et c’est qu’en toute occasion, un progrès est réalisé chaque fois qu’un problème politique est remplacé par un problème humain. Qu’une politique lucide et concertée s’applique donc à réduire cette misère, que la Kabylie retrouve, elle aussi, le chemin de la vie, et nous serons les premiers à exalter une œuvre dont aujourd’hui nous ne sommes pas fiers. Je ne puis m’empêcher, enfin, de me retourner vers le pays que je viens de parcourir. Et c’est lui et lui seul qui peut ici me donner une conclusion. Car, de ces longues journées empoisonnées de spectacles odieux, au milieu d’une nature sans pareille, ce ne sont pas seulement les heures désespérantes qui me reviennent, mais aussi certains soirs où il me semblait que je comprenais profondément ce pays et son peuple. Tel ce soir, où, devant la Zaouïa de Koukou, nous étions quelques-uns à errer dans un cimetière de pierres grises et à contempler la nuit qui tombait sur la vallée. À cette heure qui n’était plus le jour et pas encore la nuit, je ne sentais pas ma différence d’avec ces êtres qui s’étaient réfugiés là pour retrouver un peu d’eux-mêmes. Mais cette différence, il me fallait bien la sentir quelques heures plus tard à l’heure où tout le monde aurait dû manger.

Eh bien, c’était là que je retrouvais le sens de cette enquête. Car, si la conquête coloniale pouvait jamais trouver une excuse, c’est dans la mesure où elle aide les peuples conquis à, garder leur personnalité. Et si nous avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l’une des populations les plus fières et les plus humaines en ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin. Le destin de ce peuple, je ne crois pas me tromper en disant qu’il est à la fois de travailler et de contempler, et de donner par là des leçons de sagesse aux conquérants inquiets que nous sommes. Sachons du moins nous faire pardonner cette fièvre et ce besoin de pouvoir, si naturel aux médiocres, en prenant sur nous les charges et les besoins d’un peuple plus sage, pour le livrer tout entier à sa grandeur profonde.

Albert Camus, Alger Républicain, le 15 juin 1939

 

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