Film

On a grandi ensemble

Un film de Adnane Tragha

À Ivry sur Seine (94), banlieue rouge au sud de Paris, la Cité Gagarine, construite de 1961 à 1963, proposait 380 appartements HLM. Elle fut inaugurée en grande pompe par Youri Gagarine, héros international, peu après son exploit dans l’espace.

Des familles françaises de milieu social défavorisé se mêlaient à des populations immigrées de nombreux pays. Tous ces enfants ont grandi ensemble et ont gardé des souvenirs communs : des défis qui les forçaient à se dépasser en faisant fi du danger, des galères communes, des réussites ou des échecs, porteurs de résilience, mais aussi beaucoup de solidarité.

Chaque fête ou réception se partageait d’un étage à l’autre. Les mères se relayaient pour accompagner les enfants à l’école ou au square. Les filles traînaient peu dehors après l’école.

Les garçons testaient leur force, leur pouvoir et leur capacité à revendiquer leur place dans la bande. Certains sont devenus quelque temps dealers. D’autres adolescent sont morts du sida. La plupart essayaient surtout de « s’en sortir ».

En grandissant, ils ont pris aussi conscience de la difficulté de ne pas être stigmatisé par leur adresse, leurs codes sociaux, et leur origine. Ils rêvaient tous plus ou moins de s’échapper de ce microcosme et de découvrir le reste du monde.

En 1919, suite à des revendications sociales de plus en plus radicales, et des violences urbaines caractérisées, mais aussi en vue de remplacer la cité par un immense écoquartier de 1400 m². Les élus, sociologues et urbanistes préféraient détruire la Cité Gagarine et ses barres de 13 étages, plutôt que de chercher à la rénover. Avec cette destruction programmée, plusieurs personnes ont cherché à fixer la mémoire des lieux par le biais de photographies, pièces de théâtre, expositions de peintures, concerts, livres ou reportages.

Protégé par le clan Gagarine

Adnane Tragha habitait juste en face : il a vu grandir cette cité. Ses amis d’enfance vivaient là et il était admis et même protégé par le clan et les bandes de la Cité Gagarine. Il a filmé les lieux et les événements pendant des mois, a réalisé des interviews de quelques habitants et a construit, peu à peu un documentaire, un film hybride : des portraits d’habitants, des lieux dévastés, des actions artistiques éphémères, ou des squats ponctuels.

Peu à peu, il a réécrit avec une grande tendresse et beaucoup de délicatesse, sa restitution personnelle et sa perception des « tranches de vies » partagées. Il dresse le portrait de personnages très attachants, dès lors qu’il leur laisse la parole sans la caricaturer : Daniel, Loïc, Karima, Yvette, Foued, Samira ou encore Mehdy racontent leur propre vécu. Ils bénéficient d’une écoute neutre et bienveillante.

Nous avons apprécié que ce film désigne immédiatement le narrateur. Cela permet de le positionner comme observateur privilégié des habitants de la cité.

Un regard privilégié : le « JE » et le « NOUS » du narrateur.

Il les a connus enfants, les a vus grandir et a grandi avec eux. Dès lors, sa posture ne peut être celle d’un journaliste avide de scoop, envoyé sur place pour faire de l’audience avec un « sujet chaud ». Bien au contraire, nous bénéficions d’un ton très personnel et bienveillant : du « nous » de l’enfance partagée pendant de longues années, joint à celui du « je » de l’observateur de l’autre côté de la grille.

À cela s’ajoute le talent du cinéaste qui ose tenter quelques effets de style (illustrations pleines d’humour du discours, couleurs travaillées, longs travellings sur les couloirs devenus déserts) et celui de l’ethnologue qui pose des questions pertinentes pour préciser certains points.

Les émotions se succèdent et ne se ressemblent pas.

La reconnaissance d’une mère célibataire recevant un appartement alors qu’elle se sentait prête à dormir dans un sous-sol; la fierté d’un père qui, grâce à l’attribution de son appartement, a pu « éduquer ses enfants » et leur permettre ainsi de devenir cadres supérieurs; l’amertume d’un râpeur reconnu tardivement dans sa cité, après avoir dû d’abord devenir célèbre ailleurs; la fierté d’une chercheuse qui a réussi à percer le plafond de verre; l’âpre lucidité d’un animateur ayant compris qu’il fallait représenter une force politique extérieure au parti pour être entendu; la sincérité d’un élu, toujours fidèle à la cité, conscient du malentendu creusé au cours des années avec les politiques de la ville; l’émerveillement d’un locataire découvrant des toilettes et l’eau courante…

Avec la gentrification de Paris et de sa ceinture proche, ces quartiers populaires, deviendront de moins en moins accessibles.

Ces barres seront remplacées par exemple par des logements en accession à la propriété. Leur destruction n’a plus lieu avec des explosifs. On détruit ces barres lentement, comme on grignote aussi les terrains réservés aux classes populaires. Dans le nouvel écoquartier, seuls 30 % des appartements seront des logements sociaux.

Ces témoignages précieux interrogent le vécu de quelques représentants de ces centaines de familles. Ni violent, ni condescendant, Adnane Tragha évite subtilement tous les écueils et les clichés sur la banlieue. Avec nostalgie, tendresse, mais aussi avec une grande lucidité, Adnane Tragha restitue à la banlieue tous ses quartiers de noblesse.

Catherine Belkhodja

On a grandi ensemble
Réalisateur : Adnane Tragha
Genre : Documentaire de création
Nationalité : Français
Distributeur : Les films qui causent
Durée : 1h12mn
Date de sortie France : 21 septembre 2022
Date de sortie Belgique : non fixée.

Projection spéciale le mardi 11 octobre à 20h 30 au ciné 3 Luxembourg (67 rue Monsieur le prince paris 75006) en présence du réalisateur et de Georges Morin, créateur du Maghreb des livres et Président de l’association Coup de soleil

Merci de respecter notre travail.