Société

Préparatifs pour un mariage kabyle

Économies envolées

Comme c’est le premier mariage dans notre famille, nous tenons à ce qu’il soit le meilleur auquel on a jamais assisté. Aya lkhir iw adhizwedj Rezq iw youyou youyou youuuyou ![1] Nous inviterons tout le village, qecuc mecuc, avec le plus retentissant des disques-jockeys de la région. Le meilleur qui soit. Même ton père est d’accord. Il m’a dit que, puisque c’est notre première fête, il invitera tous ceux qui l’ont invité aux mariages de leurs fils. C’est comme une dette contractée et qu’il doit impérativement payer qu’il m’a dit, ton père qui est fier de toi.

Rezki : Vous voulez plutôt me ruiner oui ! C’est toutes mes économies amassées au bout de quinze ans de labeur qui risquent de partir ainsi en fumée en une seule nuit. Rien que ma chambre à coucher, elle m’a coûtée plus de 25 millions. Ajoutez à cela le trousseau de ma fiancée payé plus de 15 millions. Je ne parle pas de la cuisse de bœuf que je dois envoyer à ma belle-famille, un jour avant, pour nourrir tous ceux qui iront chercher ma femme le lendemain. Et voilà que mon père passe encore une commande, et sans demander mon avis, d’un bœuf à plus de quarante millions ! Il faut aussi des légumes, des fruits et des centaines de petits gâteaux. Ayha din arrebi ! À ce rythme, a yemma,[2] je suis déjà ruiné et bonjour la misère le lendemain !

Maman : Et comment je dois faire alors, à ton avis, pour récupérer tous les cadeaux, les kilos de sucre, de café, les dizaines de paquets de gâteaux et les cartons d’œufs que j’ai offert à toutes celles qui m’ont invitées aux mariages de leurs enfants ? Tu crois que je vais fermer l’œil sur ça ? Pas questions ! Il faut qu’elles me rendent tout ce que je leur ai apporté. Et tous les billets que ton père a donnés aux garçons de ceux qui l’ont invité depuis des dizaines d’années ? Un jour pour eux, un jour pour nous. C’est comme ça la tradition et ce n’est pas toi qui va la changer !

Rezki : A yemma, c’est un cercle vicieux. Ce n’est pas parce que tel vous a invité qu’il faut obligatoirement l’inviter vous aussi. Ce n’est pas normal ! Un richard peut inviter tout le village s’il le veut, mais nous, on est « juste juste ». On n’est pas tenu de faire comme eux. Autrefois, il n’y avait pas beaucoup d’habitants au village. Ils se connaissaient tous et s’entraidaient dans les champs comme une seule famille. Quand une personne se mariait, il n’y avait point de dépenses inutiles. Il y avait juste un couscous et un morceau de viande qu’ils servaient dans une grande assiette posée à même le sol et entourée par au moins huit personnes à la fois. Le village, aujourd’hui, compte plus de dix mille habitants ! Nous serons à plus de huit cents personnes au minimum en invitant juste un membre par famille ! Le plus drôle dans tout cela est qu’ils trouvent toujours à redire. Si ce n’est pas le plat qu’ils ne trouvent pas à leur goût, c’est la pastèque pas très rouge, de l’eau au lieu du jus, du couscous au lieu du mange-tout (haricots verts) avec frite et morceau de rôti…

J’ai assisté, la semaine passée, au mariage de Mestapha n amar u saïd, c’était un plaisir. Ah si je pouvais faire comme lui ! Il a dépensé pour toute la nourriture servie à peine six millions et le reste lui servira pour ses projets d’avenir. Il n’a invité que ses proches et ses amis et dans une salle de fête « s’il vous plait ! ». Il y a eu, comme d’habitude, quelques grincheux mais tout le monde était content. Et puis, si tu fais un simple petit calcul entre ce que tes invités te ramènent et ce que nous dépensons, tu remarqueras que la balance est largement en notre défaveur. Trouves-tu normal d’inviter des personnes avec lesquelles je n’ai jamais parlé ? De plus, avec les centaines d’enfants qu’ils ramènent avec eux et qu’il faut nourrir et surveiller, comment veux-tu appeler mon mariage une fête ? Avec tout le bruit, les bousculades, la chaleur et toutes les autres nuisances que cela génère, il est clair que nous n’aurons même pas un laps de temps libre pour vivre et apprécier véritablement notre fête entre nous, rien qu’entre les membres de notre famille et mes amis, dans l’intimité.

Maman : Tu veux nous inventer de nouvelles traditions ou quoi ? Je te le dis dès maintenant : si tu envisages de faire la fête dans une salle comme ton ami, entre tes amis, juste entre les membres de ta grande famille et sans leurs enfants, moi je te dis que je ne bouge pas de ma maison. Même tes sœurs ne viendront pas. Tu n’as qu’à te démerder tout seul. Non mais ! Tu n’as pas pensé à l’humiliation que ressentira ton père face à ses amis du village ? Je ne sais pas qui a pollué ton esprit pour venir chambouler nos traditions et me faire « monter le sucre dans le sang » ?

Rezki : Tu sais bien que je ne peux rien faire sans toi. Tu sais aussi que je n’aime pas te voir malade. Alors, faisons comme tu le souhaites et que vive yemma.

Maman : youyou you youuuyou ! Je vais sortir dès ce jour amechudh ni (bijou kabyle que les femmes mettent sur le front) que m’a légué ta grand-mère.

Par Timecriwect

[1] (Comme je suis contente, mon Arezki va se marier youyou…)

[2] maman

[3] (bijou kabyle que les femmes mettent sur le front)

Précédemment publié le 9 juin 2011

Merci de respecter notre travail.