Politique

Question de la langue en Algérie nouvelles perspectives

Dans l’Algérie de l’an 2000, la question des langues se pose d’une façon très différente de ce qu’elle fut en 1962, et même dans les années suivantes. L’évolution de l’opinion publique, traduite par des intellectuels algériens, le rapport des langues sur le terrain, la nécessité d’aborder les problèmes dans une approche réaliste, sont autant de facteurs qui œuvrent en faveur de nouvelles perspectives.

Une opinion publique affranchie

Le vent de liberté qui a soufflé sur la société depuis 1988, la dureté des épreuves subies, le bilan tragique de Boudiaf sur « l’école sinistrée », le constat brutal de l’échec des valeurs prônées jusque-là (socialisme, réforme agraire, arabisme) ont rendu l’opinion publique imperméable à la langue de bois pratiquée autrefois. Les intellectuels algériens qui se sont penchés sur la question de l’arabisation ont mis en question le langage idéologique officialisé sur le sujet. Dès 1989, Malika Boudalia Greffou[1] avait courageusement posé le problème de la pédagogie, jusque-là soigneusement occulté. Les travaux de Khaoula Taleb-Ibrahimi[2] ont redéfini le statut respectif des langues pratiquées et œuvré pour une approche réaliste de l’enseignement de l’arabe. Les recherches de Cherifa Ghettas[3] à partir de l’enseignement de cette langue ont montré la nécessité d’une pédagogie active tenant compte de la langue maternelle des élèves. Des universitaires issus de la promotion arabisante, tels que Rebah Sebaa[4], prennent conscience des limites du monolinguisme et militent en faveur d’une ouverture qui prenne en compte « l’imaginaire linguistique » algérien.

D’autres auteurs, comme Mohamed Benrabah[5], ont pris résolument la défense de l’arabe algérien, estimant que le mépris dans lequel il était tenu par la politique officielle était un refus d’assumer l’algérianité, et une manifestation de la « haine de soi ». Cette thèse rejoint, sur le versant arabe, le combat mené depuis des années par ceux qui militent pour une reconnaissance de la langue berbère. Toutefois jusqu’à présent, il ne s’est pas dessiné de mouvement unifié qui militerait en faveur de la langue maternelle et de la reconnaissance qu’elle mérite au titre de l’identité et de la pédagogie, que cette langue fût arabe ou berbère.

Vers une approche plus réaliste

Les conditions modernes de communication mettent les langues en relation indépendamment du vouloir des gouvernements. Les langues en contact en Algérie entretiennent une coexistence intense et voient une densification de leurs échanges, échanges de mots et échanges de messages. Il devient ainsi plus difficile à une idéologie d’isoler une langue ou de la mettre en relation avec un clan ou un pays déterminé. Le discours nationaliste, voire jacobin, qui a porté l’arabisation peut difficilement se faire entendre.

La question que pose le public est celle de l’utilité de chaque langue : langue de la réussite scolaire, de la promotion sociale, de l’emploi. Le contexte socio-économique de l’Algérie fait de ce point de vue la part belle aux langues étrangères, français et anglais. Hors de toute hypocrisie sociale, il va falloir expliquer aux jeunes Algériens sur quoi débouche pour eux l’enseignement en langue arabe. Les mobiles apportés jusque-là, religion, nation, contrainte, vont s’avérer insuffisants. Il y a certes de bonnes raisons pour enseigner l’arabe aux jeunes Algériens : il les relie en effet à un courant historique et culturel qui peut les enrichir à condition qu’on leur en transmette l’originalité, au lieu d’utiliser la langue arabe pour traduire le français ou l’anglais.

Sur ce thème comme sur d’autres, le pouvoir reconnu comme légitime doit pouvoir tenir un langage d’autorité et de vérité. Cela suppose qu’il se sente suffisamment reconnu pour pouvoir être à l’écoute du pluralisme de la société et qu’il puisse en extraire les bases d’un consensus sur les bases constitutives de la nation, sur la nature démocratique du pouvoir. Hors de cette perspective, les problèmes de langues, parce qu’ils mettent en jeu ces racines profondes de la société, ne pourront trouver de solutions que partielles.

Grandguillaume Gilbert, enseignant honoraire à l’EHESS. Ancien responsable de la coopération culturelle à l’ambassade de France à Alger.

Notes :

[1] Malika Boudalia Greffou, L’école algérienne d’Ibn Badis à Pavlov, Alger, Laphomic, 1989.

[2] Khaoula Taleb-Ibrahimi, Les Algériens et leur(s) langue(s), Alger, El Hikma, 1995.

[3] Cherifa Ghettas, L’enfant algérien et l’apprentissage de la langue arabe à l’école fondamentale entre 5 et 9 ans, Thèse de doctorat, Grenoble III, 1995.

[4] Rebah Sebaa, « La langue française au Conseil de Luqman », El-Watan, 31 août et 1er septembre 1999. Du même auteur, L’arabisation dans les sciences sociales, le cas algérien, Paris, L’Harmattan, 1996.

[5] Mohamed Benrabah, Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique, Paris, Séguier, 1999.

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