Tribune libre

Génocide colonial canadien

Un « génocide [colonial] canadien ». C’est la conclusion fracassante du rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA), déposée début juin 2019 à Ottawa. En moins de cinq ans, c’est la deuxième fois que le terme de génocide est employé pour qualifier les traitements réservés par les institutions politiques et religieuses canadiennes aux populations autochtones depuis la Confédération (1867). En effet, cette enquête qui porte sur les milliers de disparitions de femmes autochtones depuis une soixantaine d’années, fait elle-même suite aux recommandations émises par la Commission de vérité et réconciliation (CVR) qui, en 2015, avait dénoncé le régime de pensionnat pour les enfants autochtones comme un « génocide culturel ».

Cette succession d’enquêtes inédites et de grande ampleur, privilégiant la parole des victimes et de leur entourage, témoigne d’une effervescence grandissante au Canada autour de la question autochtone. Si l’urgence de la protection environnementale et la (re-) découverte des cultures autochtones font figure de moteur (cf. photo d’illustration), c’est avant tout les enjeux de justice transitionnelle qui mobilisent les esprits.

https://www.youtube.com/watch?v=As-tQcMnX58

Dans ce domaine, le Canada figure d’ailleurs désormais, aux côtés de l’Afrique du Sud ou encore du Rwanda, parmi les cas d’étude investis par la recherche universitaire (cf. programme de l’Université d’été de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie, « Peuples autochtones et justice transitionnelle », 30/06 – 07/07/2019, Saint-Étienne-de-Baïgorry, France).

« Génocide », un terme qui dérange

Le terme de génocide, qu’il soit qualifié de culturel ou non, dérange au sein de la classe politique. Le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, a déclaré accepter le rapport et l’utilisation du terme par les commissaires, mais il estime cependant « un peu plus approprié (…) de parler de « génocide culturel » ». Il s’était dans un premier temps refusé de prononcer le mot génocide. Pour sa part, Andrew Sheer, chef du Parti conservateur canadien (PCC) et leader de l’opposition, a refusé cette qualification. Selon ce dernier, les cas de disparitions et d’assassinats de femmes autochtones n’ont ni l’ampleur ni le caractère de planification gouvernementale requis par la définition de génocide généralement admise.

De manière générale, la qualification de génocide dérange au Canada et plus largement encore. Certaines personnes, à l’image de Lorelei Williams de la première nation Skatin qui a perdu sa cousine et sa tante, voient dans cette reconnaissance (certes non officielle) l’occasion salutaire pour le Canada d’opérer une introspection nécessaire. « Les Canadiens doivent le comprendre, le monde aussi. Ils doivent comprendre que le Canada est imparfait. » souligne-t-elle.

Violence institutionnelle et discrimination systémique envers les Autochtones

Ainsi, sur quels faits établis et sur quels éléments de définition, le rapport de l’ENFFADA justifie-t-il cette qualification de génocide ?

La discussion juridique – près d’une cinquantaine de pages – mentionne des éléments de la définition de génocide établie par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, notamment la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; par des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; par le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ». Or comme l’écrivent les commissaires de l’ENFFADA, « l’histoire coloniale du Canada fournit de nombreuses preuves de l’existence d’une politique de génocide – une série manifeste de comportements analogues [inoculations volontaires de la variole dans les pensionnats, stérilisations forcées des femmes autochtones, groupes affamés, déplacements de population, etc.] – qui reflète une intention de détruire les peuples autochtones ». Dans cette intention, l’élément le plus emblématique reste certainement la Loi sur les Indiens ou Indian Act. Cette loi, en vigueur depuis 1876 et peu modifiée à ce jour, reste mal connue du grand public.

https://www.youtube.com/watch?v=OA30UXJH_wY

Au-delà de toute discussion juridique, ce qu’il faut retenir des conclusions de l’ENFFADA, c’est le constat, clairement établi, d’une violence institutionnelle et de la discrimination systémique envers les Autochtones. Pour la commissaire Michèle Audette (ENFFADA),

« ce n’est pas juste dans les écoles résidentielles, c’est tout un système. Affamer une Nation, la maintenir dans l’extrême pauvreté et la menacer pour accroître sa dépendance, ça témoigne d’une culture institutionnelle. Aujourd’hui, on ne menace pas les Autochtones de la même façon, mais ils sont encore dans l’extrême pauvreté. » Selon ce rapport donc, le « génocide canadien » a été rendu possible « par les actions et inactions de l’État enracinées dans le colonialisme et l’idéologie colonialiste ».

« Le peuple invisible », le confinement et l’assimilation des Autochtones du Canada

Pour mieux visualiser et essayer de comprendre ce dont il est question ici – au nom de quoi les Autochtones réclament justice – rien de plus utile qu’un documentaire. Le film « Le Peuple invisible » de Richard Desjardins et Robert Monderie (2007, 93 min) offre à cet effet un tableau historique et socio-politique édifiant des conditions dans lesquelles les communautés autochtones – en l’occurrence algonquines – ont vécu et continuent de vivre aujourd’hui encore au Canada.

En 1763, peu après la Conquête britannique, une proclamation royale établit l’« Indian territory », une large zone territoriale réservée aux « Indiens » et interdite d’accès aux Européens. Sur ce territoire, les Autochtones bénéficiaient d’une autonomie politique. Cependant, à partir du milieu du XIXe siècle, les Autochtones ont été progressivement expulsés de ces territoires et confinés dans des zones toujours plus restreintes, appelées « réserves », ou dans des camps de réfugiés. Rapidement des missionnaires chrétiens y sont envoyés pour évangéliser les populations autochtones.

En 1875, la Loi sur les Indiens (aussi appelés « Sauvages » à l’époque) consacre l’incapacité légale des Autochtones (à l’image des mineurs pénalement irresponsables) et achève de les déposséder. Le « blanchissement » des Indiens, entrepris par le biais des missions évangélisatrices cible directement les langues et les identités des différentes Premières Nations afin de les assimiler (autrement dit, de « tuer l’indien qui était en eux »). Bien que leur réduction en « réserves » ait été négociée, les terres indiennes ont continué à être dépecées au profit de compagnies minières et forestières (et plus tard encore de sociétés productrices d’hydroélectricité ou d’oléoducs). Les Autochtones se retrouvent dès lors en position de faiblesse, incapables qu’ils sont de comprendre la signification et les effets des titres, des droits et des divers concepts utilisés par le gouvernement canadien. Ces éléments de langage renferment par ailleurs un rapport au territoire qui leur était étranger. De plus, les compensations financières promises par le gouvernement à chaque habitant, et à vie, se révèlent bien insuffisantes. Pour ceux qui ne résident pas à l’intérieur des limites des réserves, ils sont considérés comme des locataires ou de simples squatteurs n’ayant droit à aucun service public (eau courante, électricité, établissement de santé, école, etc.).

Au tournant du XXe siècle, la rupture avec le mode de vie traditionnel autochtone et le déséquilibre entre les hommes et leur environnement sont déjà profonds. Tout cela est aggravé par les épisodes de famine et d’épidémies engendrés par les destructions et pollutions des exploitations minières et forestières ainsi que par les activités des chasseurs-trappeurs blancs qui affaiblissent le stock de gibiers. Il est d’ailleurs nul besoin d’ajouter que la « question autochtone » est aujourd’hui, plus que jamais, étroitement liée aux enjeux environnementaux.

Après cette phase de « reconquête du territoire », le gouvernement canadien et des institutions religieuses catholiques et protestantes, dans un véritable partenariat, se lancent dans une politique assimilationniste. À partir des années 1950, les enfants autochtones (à partir de 7 ans) sont arrachés à leurs familles et déplacés dans des pensionnats (cf. témoignage) conçus comme des centres de « déprogrammation psychique ». Pendant 10 mois par an (sur 4 années, en moyenne), les enfants sont déracinés et instruits « comme des blancs ». Ces longs séjours sont accompagnés de brimades et mauvais traitements, d’abus en tout genre et d’un manque de soin entraînant une surmortalité. Par ailleurs, tout cela entraîne souvent des ruptures intergénérationnelles (sur plusieurs générations) qui ont des effets dévastateurs sur la stabilité et la solidité des liens familiaux.

Témoignage sur Les pensionnats de la honte

https://www.youtube.com/watch?v=_CKpBgwxWMk

Le dernier pensionnat a fermé en 1996. Au total, près de 150 000 jeunes autochtones sont passés par les pensionnats.

Des traumatismes multiples en héritage pour les jeunes générations autochtones

Parmi les survivants, nombreux sont ceux qui souffrent encore aujourd’hui de traumatismes psycho-sociaux, les entraînant souvent dans la spirale infernale des dépendances multiples, de la violence et du suicide. Entretenus par le silence, les tabous et la honte, les traumatismes et leurs effets ont tendance à se transmettre d’une génération à l’autre, y compris aux jeunes générations. Ces dernières, héritières d’une situation traumatique qu’elles n’ont pourtant pas directement vécue se retrouvent démunies et livrées à elles-mêmes.

Les difficultés sont donc nombreuses, à commencer par la violence intérieure aux communautés autochtones. « La violence ne provient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur de nos communautés, [a soutenu Adrienne Anichinapéo, l’ancienne cheffe algonquine de Kitcisakik (Québec), lors de l’enquête (ENFFADA).] C’est très minime, ce qui provient de l’extérieur. Tous les abus, c’est de [l’intérieur] que ça vient. »

Cette violence qui est souvent la conséquence de dépendances à l’alcool ou aux drogues empoisonne la vie de certaines réserves et de familles entières. Les enfants autochtones sont d’ailleurs surreprésentés dans les services de protection de la jeunesse (SPJ). La prise en charge par les SPJ est souvent l’ultime recours, lorsque même la famille élargie ne peut garantir un refuge durable. Ainsi maintenus à l’écart de leurs familles, les enfants grandissent dans des services ou des familles d’accueil le plus souvent loin des réserves et des traditions. De fait, certaines voix s’élèvent pour dénoncer des retraits jugés trop systématiques ou des retours trop lents des enfants dans les familles, ou encore pour appeler à mieux adapter la prise en charge par les SPJ aux spécificités du problème.

Pour clore ce survol – loin d’être exhaustif – des inquiétudes autour de la question autochtone au Canada, soulignons la publication d’une lettre ouverte en février 2019 par un groupe de professeurs et militants qui dénoncent le silence, notamment au Québec, entourant la pratique de stérilisation forcée des femmes autochtones, jusqu’à récemment encore. « Il est pourtant clairement prouvé que des centaines, voire des milliers, de femmes autochtones au Canada ont fait l’objet de stérilisations forcées et que ces pratiques mises en place dans certaines provinces et territoires canadiens (Colombie-Britannique, Alberta, Saskatchewan, Manitoba, Ontario, Nunavut, Territoire du Nord-Ouest et Yukon) avaient pour but précis de contrôler le corps, la santé reproductive et le nombre d’Autochtones pour des raisons idéologiques (la pauvreté est nuisible) et économiques (les Premières Nations, les Métis et les Inuits coûtent cher).» Le comité des Nations Unies contre la torture s’en est d’ailleurs également inquiété.

Vérité, justice et réconciliation

Dans une telle situation, face à un tel passif, comment répondre aux revendications de justice de la part des communautés autochtones ? Le processus de justice transitionnelle engagé conjointement par les différentes parties prenantes s’avère long et laborieux. Cette quête de vérité et de réconciliation doit être entreprise aussi bien au niveau individuel, communautaire et national. Et, selon les différents niveaux, l’avancement du processus ne se fait pas de la même manière, ni au même rythme. Ce qui représente un défi supplémentaire et une source potentielle de frustration et d’irritation pour les uns et les autres.

La première étape de ce processus, celle de la libération de la parole et de l’écoute attentive des victimes, s’est ouverte en 2006. Un accord est alors signé entre le gouvernement, les représentants des survivants et les Églises ayant participé au régime des pensionnats. Cet accord tripartite, prévoyait entre autres la création d’une Commission de vérité et réconciliation (CVR). Ses travaux commencent en 2009. Près de 6 000 auditions, majoritairement d’anciens pensionnaires, sont réalisées pour documenter les abus et les traumatismes. Un rapport volumineux et richement documenté est publié en 2015. Il s’accompagne d’une liste de « principes de réconciliation ».

Entre-temps, en 2008, le gouvernement Harper a présenté pour la première fois des excuses formelles aux Premières Nations pour les sévices commis dans les pensionnats autochtones. Mais « par la suite, le gouvernement a fait preuve d’une attitude particulièrement arrogante dans divers dossiers touchant les Premières Nations, de même que d’une invariable indifférence aux travaux de la CVR »[1]. Les commissaires de la CVR ont eux-mêmes déploré l’attitude du gouvernement canadien.

Enfin, en 2016, quelques mois après son élection, le Premier ministre Justin Trudeau livrait un vibrant mea culpa à la tribune des Nations-Unies. Mais l’accent national du discours n’était pas sans laisser entrevoir un calcul électoral en vue de l’obtention d’un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU (2021-2022). À cette occasion, nous avions d’ailleurs écrit quelques lignes pour inscrire ce discours dans une perspective plus large, en rappelant notamment la réticence du Canada à ratifier la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (refus en 2007, adoption en 2016 sans dispositif de suivi de la mise en œuvre). Nous nous permettons ici d’y renvoyer.

Des points d’achoppement importants demeurent

L’une des grandes difficultés qui demeure, c’est l’accaparement de terres autochtones par le gouvernement canadien. Ces terres, le plus souvent, n’ont pas été cédées par les peuples autochtones. Ce point peut paraître déconcertant d’un point de vue extérieur. Quelques voix émettent la crainte que cette problématique, centrale aux yeux des Autochtones, soit remisée derrière l’entreprise de « réconciliation ». En d’autres mots, certains leaders autochtones dénoncent une volonté de réconciliation qui se trouverait en réalité réduite, par le gouvernement canadien, au simple pardon pour les injustices commises. Cela serait en quelque sorte un moyen de diversion pour détourner l’attention de la problématique première à partir de laquelle tout découle.

Il faut cependant souligner que depuis les années 1990 (et surtout après la CVR), la reconnaissance des territoires autochtones a beaucoup progressé, notamment du point de vue symbolique. Les déclarations de reconnaissance des territoires autochtones, prononcées en introduction de réunions publiques sont devenues « une pratique de plus en plus courante et adoptée par les divers paliers gouvernementaux, certaines municipalités et de nombreuses universités canadiennes ». En effet, bon nombre de ces dernières ont rédigé « un texte reconnaissant les peuples autochtones et leurs territoires traditionnels sur lesquels ces établissements sont aujourd’hui situés » (Cf. la formule de reconnaissance de l’Université de Montréal adoptée au printemps 2018). Mais là encore, des voix s’élèvent pour dénoncer des pratiques devenues, au fil du temps, de simples « cases à cocher », trop protocolaires et vidées de leur sens.

Pour terminer, l’un des chantiers politiques majeurs reste la reconnaissance du « droit à l’autodétermination des peuples autochtones dans le cadre d’un partenariat avec une souveraineté canadienne viable ». C’est l’une des revendications mentionnées dans le rapport de la CVR. Dans ce but, la nouvelle loi devant remplacer la Loi sur les Indiens (pour la mise en œuvre des droits des peuples autochtones, en conformité avec les engagements internationaux du Canada), promesse de campagne de Justin Trudeau, semble au point mort au moment où nous écrivons ces lignes. Reportée pour une présentation au vote des parlementaires après les élections fédérales de l’automne 2019, les discussions autour de cette loi ont finalement tourné court à la fin juin dernier.

Conclusion

Le processus de justice transitionnelle dans lequel le Canada et les Autochtones se sont lancés pose un certain nombre de difficultés qui nécessiteront encore de longues années de discussion. Loin de se résumer à une demande de pardon, la réconciliation à laquelle chacun aspire exige des changements d’ampleur ainsi qu’une certaine dose d’audace et de créativité au niveau social, politique, juridique et économique.

Cela sans parler de la nécessité d’une introspection et d’une relecture de l’histoire canadienne, consciente de son héritage colonialiste, afin d’y intégrer la contribution autochtone. Car c’est bien de leur visibilité retrouvée et de la reconnaissance de leur place dans l’histoire et la culture canadienne, que les Autochtones pourront tirer un plus grand poids pour appuyer leurs revendications. Aujourd’hui, « le peuple invisible » souffre d’un regard par trop distant, d’un manque d’intérêt pour leurs causes de la part de l’opinion publique canadienne (malgré les nombreuses initiatives et associations de défense des droits Autochtones) et d’un degré encore trop faible d’identification aux victimes ; tout cela venant s’ajouter à leur précarité et à leur statut de minorité.

Source

[1] Jean-François Roussel, La Commission de vérité et réconciliation du Canada sur les pensionnats autochtones : Bilan et prospective, Théologiques, Volume 23, Numéro 2, 2015, p. 31–58

Illustration : Deux Atikamekw lors d’un pow-wow en 2012 à Manawan (Québec), by Thérèse Ottawa. Interdits de 1884 à 1951 par la Loi sur les Indiens, les pow-wow ne sont réapparus que dans les années 1960-1970.

Merci de respecter notre travail.