Philosophie

Lettres à Lucilius de Sénèque

Stoïcien sous les Césars

Dans les premières lettres Sénèque expose à Lucilius les grands traits de la doctrine qu’il exposera à plusieurs reprises par la suite : la raison, les passions, la mort, l’amitié. En bon stoïcien il met la raison et la philosophie du côté de la santé mentale, les passions constituant une sorte de folie commune (XVI). En particulier il le met en garde contre une ambition maladive ou des désirs exacerbés qui peut conduire à une insatisfaction permanente. On comprend alors combien Sénèque parle d’expérience. On imagine bien que Sénèque le richissime ne condamne pas la possession de biens en tant que telle mais les désirs insatiables de biens : le sage peut être riche s’il ne s’attache pas à la richesse et s’il ne prend les moyens du bonheur pour des fins (II et V, puis XLIV). Dans le même ordre d’idées, il exhorte Lucilius à fuir la foule et ses jugements biaisés sans le condamner à la solitude : une amitié véritable avec un autre soi-même permet tant de se confier que se soumettre au jugement raisonnable (VII à XI). Dans ces lettres l’important est de rester en soi-même c’est-à-dire se connaître soi et se tourner vers quoi la Nature nous destine. Cette idée aide à comprendre pourquoi par exemple le regret du passé ou la crainte du passé n’ont pas lieu d’être (V et XXIV) car seul l’état présent existe pour la raison. Sénèque fait enfin passer l’idée que la santé et même la vie ne sont que des « préférables neutres » : l’animal tend à vouloir les conserver conformément aux préceptes de la Nature, ainsi l’Homme animal doué de raison peut les préférer à juste à titre à la maladie et à la mort. Toutefois si leur perte n’affecte le trait spécifique de l’être humain : la raison. Le sage pourra ainsi les perdre sans voir son bonheur diminuer et si leur conservation rentre en conflit avec des devoirs supérieurs (c’est-à-dire typiquement humains : devoirs envers la patrie, les amis…) il s’en débarrassera sans hésitation. Sénèque reconnaît évidemment qu’il s’agit d’un idéal très difficile mais pas impossible à atteindre. Il en prend pour preuve le suicide glorieux de Caton d’Utique après la défaite de Pompée. Ce n’est pas bien sûr son unique référence mais cet exemple reviendra tout au long de l’ouvrage. En ce qui le concerne il présente les efforts que la vieillesse le pousse à faire pour se débarrasser d’un goût excessif pour la vie (XXVI). Encore une fois reconnaître qu’on est « malade » est le début de la transformation qui conduit à la sagesse (VI).

Après une trentaine de lettres, le ton change. Sénèque ne cite plus de maxime stoïcienne et épicurienne pour soutenir son propos. Le temps est à l’approfondissement. La lettre XXXI définit ce qu’est un bien pour le sage d’une façon plus théorique. Commence aussi à apparaître des considérations sur le degré de réformation : si la sagesse est un état absolu (on est sage ou non de même qu’une ligne est droite ou non) l’état d’avancement vers la sagesse peuvent être décrits et divisés en paliers (XXXV,). La lettre XLI présente le dieu stoïcien, raison centrale organisant le monde et dont chaque âme contient un morceau. Dans des lettres postérieures, Sénèque va jusqu’à affirmer que le sage atteint une plénitude comparable – longévité mise à part – au dieu. Noter le contraste avec la pensée chrétienne qui émergeait alors.

La lettre XLVII mérite que l’on s’y arrête. Sénèque y parle de l’esclavage. Il ne le conteste pas mais affirme qu’un esclave est un homme et peut ainsi tout comme son maître cultiver la philosophie. Il s’agit là d’une véritable révolution dans l’histoire de la pensée. Là où Aristote ne voyait que des hommes grossiers à l’esprit lent et pour ainsi dire des esclaves par nature, Sénèque voyait des hommes doués de raison qui sont tenus d’accepter leur sort tout en pouvant briguer la sagesse, chose traditionnellement réservée aux hommes libres. Il fera scandale en admettant ses esclaves à sa table et en les considérant parfois comme des amis. Pour le stoïcisme, l’important n’était en effet pas tant de se débarrasser de la servitude sociale vue comme une fatalité (des hommes libres sont devenus esclaves, des esclaves ont été affranchis) mais plutôt de la servitude volontaire que bien des hommes puissants, libres, misérables ou dans les fers s’infligent en vivant au milieu de leurs passions. C’est sûrement l’une des première fois que sont aussi nettement distingués la personne (l’âme) et le personnage social. Le christianisme reprendra à bien des égards cette distinction cruciale.

Cette soumission au destin que prônent les stoïciens ne doit pas être vue comme une forme de résignation ou de négation de la liberté. Si le sage prend acte des arrêts du destin, il lui reste à choisir l’attitude qui convient, à se placer du côté du courage ou de l’excellence (« Le destin guide ceux qui lui sont dociles, tire ceux qui lui sont rebelles » CVII). Se profile alors chez Sénèque l’idée du suicide (LIV, LXX). S’il reste conforme aux enseignements de la secte sur les cas qui acculent le sage à la mort volontaire, ce thème revient fréquemment dans les Lettres à Lucilius : écrites environ un an avant sa mort, elles retracent un lourd pressentiment. On comprend que le suicide stoïcien n’est pas vu comme un acte de lâcheté, mais plutôt comme une courageuse acceptation du destin : pour un stoïcien, la vie (la sienne !) n’est pas si précieuse qu’on doive la conserver coûte que coûte. Une maladie risque de détruire les facultés du sage et par là-même sa raison ; il préfèrera alors « se ruer en dehors de l’édifice » ; de même si un tyran abject le condamne à mort, il s’infligera la peine lui-même ; ce que fit Sénèque. En un mot le stoïcien n’est pas « stoïque » au sens où on l’entend couramment. Supporter la souffrance n’est pas un but en soi : à l’aune de sa seule raison, il jugera s’il doit l’ignorer pour poursuivre son idéal de sagesse ; si elle l’empêche de continuer dans ce sens ou si la mort est inévitable il doit accepter ou précipiter sa fin. En résumé il faut « se plaire à la vie sans rechigner à mourir » (LIV).

Au-dehors tout pressait. Néron pillait les temples. Sénèque lui demanda le droit de se retirer. En vain. La lettre LXXIII lui offrit l’occasion de répondre aux accusations du parti néronien pour qui les philosophes (stoïcien) étaient suspects ; bien qu’écrite en langue de bois, elle faisait directement la leçon au prince. Il lui reprocha à mi-mot son ingratitude envers son ancien précepteur ; le contentieux entre les deux hommes était patent.

C’est aussi à ce moment que Sénèque sentit vraisemblablement que les Lettres à Lucilius allaient devenir son chef d’œuvre. Si la fin de l’ouvrage est un peu ternie par quelques lettres un peu longues sur la dialectique et la logique stoïcienne qu’il réduit un peu rapidement à une suite de syllogismes grotesques, on assiste à la transformation de philosophe – une « transfiguration », pour citer P. Veyne – qui se prépare à se rencontrer son destin tragique. La suite lui donna raison.

Conclusion

En 65, un complot se forma pour liquider Néron et le remplacer, faute de descendant d’Auguste, par un dénommé Pison – personnage aimable issue de la haute noblesse, grand amateur d’art, ce qui devait plaire aux partisans de Néron. L’empereur devait être assassiné le 19 avril lors des Jeux du Cirque dont il sortirait vainqueur comme à l’habitude. Il est à peu près certain que Sénèque ne fut nullement mêlé à ce complot qui fut déjoué peu de temps avant son terme. La fureur de Néron se déchaîna : Rome fut quadrillé par sa police politique. Des centaines de suspects furent arrêtés et interrogés. Le nom de Sénèque fut lâché, celui de son neveu Lucain aussi. Néron avait devant lui une occasion trop belle de voir disparaître ce père spirituel dont il avait toujours envié la gloire et le talent sans jamais pouvoir l’égaler. Il lui intima donc l’ordre de se donner la mort. Sénèque s’ouvrit les veines et mourut, un peu à l’image de Socrate, pleuré par ses amis. Après avoir été un des plus grands écrivains, politique et homme d’affaires de son temps, après avoir poussé à son comble la morale de responsabilité Sénèque donne part la fin de sa vie le gage définitif de la sincérité et de la force de stoïcisme : il mourut en homme libre.

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