Récits voyageurs

Tizi Ouzou en 1884

Tizi-Ouzou, la capitale de la Grande-Kabylie, est une petite ville avec des rues bordées de maisons, des boulevards plantés d’arbres, des places et un jardin public. Les seuls monuments, si l’on peut leur donner ce nom trop ambitieux, sont la sous-préfecture, vaste bâtiment orné de deux colonnades, l’église et une prison à peine achevée.

En 1871, on ne trouvait ici que quelques maisons qui furent pillées et brûlées par les Kabyles. La population est aujourd’hui de près de deux mille habitants.

Tizi-Ouzou, dont le nom signifie col des genêts épineux, est un point stratégique de la plus haute importance. Il est placé, en effet, au lieu du passage forcé de tous les voyageurs qui, de la partie montagneuse du pays, veulent se rapprocher de la mer, vers Dellys, ou se rendre à Alger, et de ceux qui, revenant de la plaine, retournent dans leurs montagnes ou désirent atteindre la vallée du Sahel et Bougie par les nombreux cols du Djurdjura. En cet endroit, la vallée du Sébaou, qui entraîne vers la mer toutes les eaux kabyles, se resserre tout à coup. Un contrefort que la chaîne principale envoie vers la mer se dressait devant le fleuve comme une infranchissable barrière. Il a fallu que les eaux se frayassent elles-mêmes un passage en usant le rocher sous leur puissant effort. Lorsque l’on sort de la ville par la route, encore inachevée, qui mènera un jour jusqu’à Bougie, on ne tarde pas, après quelques minutes de descente, à arriver au niveau de la riche plaine du Sébaou. Longeant vers le nord-est la base des montagnes, on a bientôt atteint le fleuve, que l’on franchit sur un beau pont de fer à l’endroit où, après avoir décrit une courbe majestueuse, il engouffre ses eaux dans l’étroit défilé, entre les deux murailles de rochers à pic du Belloua et de l’Erboud. Le spectacle a ce caractère de grandeur et d’éclat qui manque rarement aux paysages africains. Après avoir franchi les gorges, le Sébaou revient sur lui-même et se trouve avoir décrit un arc de cercle dont la corde a été de tout temps la grande route de la Kabylie. Cette corde, en effet, franchit la chaîne de montagnes qui oblige le fleuve à se détourner de sa route, en son point le plus bas, le col de Tizi-Ouzou.

La situation topographique de cette ville explique le rapide accroissement qu’elle a pris depuis 1871. Placée au milieu de la vallée du Sébaou, entourée de plaines fertiles, où la colonisation prend chaque jour plus d’extension, elle est appelée à grandir encore et à devenir non seulement un centre militaire et administratif, mais aussi et surtout un centre agricole et commercial. Le chemin de fer en projet, qui dans quelques années l’unira à Alger, en fera l’entrepôt obligé des produits de la Kabylie tout entière. Les indigènes de la montagne y apporteront en foule leurs fruits, leurs olives et leur huile, et les colons des nouveaux villages du Haut-Sébaou, de Temda, Mékla, Fréha, viendront y vendre leur blé et leur vin.

Tizi-Ouzou est dominé par deux collines d’inégale hauteur. La première, le Belloua, porte sur son sommet, élevé de sept cent dix mètres, un marabout célèbre parmi les tribus d’alentour. Sur la seconde, qui n’a que deux cent quarante mètres, les Turcs avaient construit un bordj pour pouvoir dominer le pays. La vieille forteresse, qui a vaillamment résisté à un blocus de vingt-cinq jours pendant la dernière insurrection, sert de caserne à la garnison française. Une compagnie de tirailleurs indigènes qui l’occupe forme le dépôt du régiment de la province et est chargée d’équiper et d’instruire les nombreuses recrues qui viennent chaque jour briguer l’honneur de servir sous notre drapeau. C’est à ce faible effectif que se réduisent les forces militaires qui seraient chargées de protéger la ville et les nombreux villages européens de la Kabylie, si un nouveau soulèvement venait à se produire. On peut se demander s’il est bien prudent d’agir ainsi et s’il ne serait pas plus sage de diminuer les garnisons des grandes villes du littoral, où la sécurité est aussi grande qu’en France, pour augmenter celles des régions dont la soumission est plus récente.

Cependant il ne paraît pas que les Kabyles soient disposés à se révolter de nouveau. Tout semble indiquer, au contraire, qu’ils ont définitivement pris leur parti de notre installation dans leur pays et qu’ils ne songent qu’à mettre à profit la paix que nous leur avons apportée pour leurs travaux agricoles ou leur commerce. Un de mes amis me racontait l’anecdote suivante. Il traversait, il y a quelques années, le champ d’un indigène.

« –Tes figuiers sont près de mourir, dit-il au propriétaire ; pourquoi n’en plantes-tu pas de nouveaux ?

– Je ne tiens pas, répondit en riant le Kabyle, à planter des figuiers pour que tu manges les figues.

– Que veux-tu dire ? demanda le promeneur. »

Le visage du Kabyle s’assombrit : « Les Français, dit-il, me prendront ma terre, comme ils l’ont déjà prise à tant d’autres.

– A ceux qui se sont révoltés ; ne te révolte pas, et personne ne touchera à ce qui t’appartient.

– Je ne demanderais pas mieux ; mais si les Kabyles de la montagne se soulèvent, je serai bien obligé de les suivre. »

Il y a peu de temps, la même personne, repassant dans les parages où avait eu lieu cette conversation, constatait que les cultures indigènes s’étaient notablement étendues, preuve évidente que toute idée d’insurrection a disparu de l’esprit des Kabyles.

Ernest Fallot, Tizi Ouzou le 14 mars 1884.

Précédemment publié en septembre 2005.

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