Chronique

J’ai eu tout faux

Enfant, on m’offrit l’indépendance de l’Algérie pour mes huit ans. Je m’en suis réjoui pensant que la liberté était le cadeau le plus précieux que l’on pouvait m’offrir. Naïvement j’avais confondu liberté et indépendance. Quand j’ai appris à faire la différence, il était trop tard pour échanger l’indépendance contre la liberté. Mes ainés ont fait le mauvais choix de l’indépendance, un peu poussé par De Gaulle qui par prévention pour son vieux pays la France avait préféré se débarrasser du problème algérien. Mes pauvres parents et tous leurs compatriotes adultes de l’époque ne soupçonnaient pas que le pays allait devenir un problème. Quant à moi du haut de mes huit ans je ne voyais pas tous les malheurs embusqués sur les chemins de ma vie. J’étais euphorique. On m’avait confectionné un chapeau de goumier aux couleurs nationales et offert un petit drapeau que j’agitais en chantant « Min djibalina talaâ ». Je ne fêtais pas la libération du pays, c’était une chose trop abstraite pour le mioche que j’étais, mais les quelques améliorations survenues dans mon quotidien. Plus de barbelés autour de mon village, plus de laisser-passer pour aller aux champs et l’école allait rouvrir enfin, à la rentrée de septembre, pour m’offrir tout le savoir dont mes parents étaient frustrés.

Mon enfance, amputée des sept ans de guerre, n’a jamais rattrapé le temps perdu. Au lieu de nous guérir des séquelles de la guerre et nous offrir au moins une année ou deux d’enfance insouciante, nos frères ainés nous confectionnèrent des fusils avec des roseaux et nous enrôlaient dans leurs armées pour refaire la guerre qui venait à peine de finir. On gambadait à travers les champs, piétinant les fleurs au lieu de les cueillir pour nos mamans et nos sœurs, nous insultant les uns les autres au lieu d’apprendre à nous aimer. Les adultes n’étaient pas en reste. L’un des chefs kabyle du FLN, peut-être parce qu’il n’avait pas vécu les affres des événements, pour reprendre l’expression des médias français, a rallumé le feu, offrant la Kabylie à de nouveaux soldats dont les exactions n’avaient rien à envier aux soldats coloniaux.

Maintenant je sais qu’un soldat ne chantant pas dans ma langue est un soldat colonial quelle que soit la musique qui le fait marcher et chanter mais à l’époque il se trouvait toujours une voix pour me rassurer et me dire : « n’aie pas peur, ce sont des frères, ils sont là pour te protéger des bandits . Je ne savais si je devais remercier ou blâmer ces voix à la fois rassurantes et insultantes. Mon frère ainé faisait partie des « bandits » du FFS. Blessé, il a été capturé quelques semaines plus tard et il a fait plusieurs mois de prison. D’un traumatisme à l’autre, les plaies restaient ouvertes.

À chaque début de cicatrisation, des fous avides de cruauté décollaient les minces pellicules qui se formaient pour les recouvrir. Après l’armée française, l’OAS et l’ANP, vint le « redressement » du 19 juin 1965. Les Kabyles voyant en Boumediène le frère chaoui qui allait enrayer le racisme anti-kabyle, encouragé et sponsorisé par Ben Bella, allaient connaître de grandes déceptions. Les victimes sont transformées en auteurs du crime, et la marionnette de Boussouf les traitât publiquement de racistes. Deux ans après le coup d’état, c’est la tentative de Zbiri et la guerre des six jours. Toute mon enfance on a parlé de haine et de guerre autour de moi, jamais d’amour.

Je suis entré dans mon adolescence le cœur plein d’espoir. Les discours de l’époque nous promettaient de vite sortir du sous-développement. Les rumeurs prêtaient à la révolutionnaire Algérie des réalisations grandioses.

On manquait de tous les produits vitaux à la croissance, comme le lait, la viande et les légumes mais on avait beaucoup de superflu. Nous étions gonflés du vent vantard soufflé par les va-nu-pieds du tiers monde à notre vaniteux président. Dans telle région sortira bientôt la première voiture algérienne, dans telle autres on fabrique des fusées spatiales, notre armée devenue redoutable faisait trembler les Russes et les Américains, nos médecins guérissaient tous les cancers etc. La politique de prestige peignait les bords des trottoirs de nos villes de blanc et de rouge pour accueillir les illustres chefs d’États de nos frères « arabes » et de nos « amis » socialistes.

Le socialisme ! La grande arnaque. Nous étions embarqués dans le socialisme comme on embarquerait pour le paradis. L’idéal socialiste était le nirvana qu’il fallait atteindre sans tarder. Les fils de paysans que nous étions avions la mission d’édifier une société juste où la misère serait bannie. En avant, à cœur vaillant rien d’impossible. Volontariat pour construire des villages agricoles et éduquer les masses paysannes par l’exemple, service nationale pour impliquer toute la jeunesse dans l’effort d’édification du socialisme, construction de la transsaharienne pour nous relier à nos voisins du sud, barrage vert pour arrêter le désert.

Mais les souvenirs le plus doux de ces années d’adolescence se rattachent tous aux débats qui nous faisaient veiller tard la nuit. La plupart des villages kabyles n’étant pas encore électrifiés, les livres, surtout les bandes dessinées et la radio étaient nos seules distractions lorsque nous nous retrouvions seuls.

Mon sens critique doit beaucoup à ses lignes et à ses voix qui me tenaient compagnie. J’ai quitté l’école coranique à mon entrée au collège. Curieusement mon père s’est rangé à mon argumentation selon laquelle je ne devais pas courir deux lièvres à la fois. À peine une année après j’avais trouvé un deuxième lièvre à courir. Un émigré, un peu artiste, un peu intello, me parla de l’académie berbère, de notre histoire falsifiée, de notre langue en me montrant son alphabet que je voyais pour la première fois. À son retour en France, j’ai appris qu’il avait transmis son enseignement à plusieurs autres. Naturellement, sans instigateur ou meneur, nous avons formé le premier noyau berbériste du village et nous avons commencé à distinguer le grain de l’ivraie. Dans mon quartier, « adrum », le maître de l’école coranique n’arrêtait pas de nous relancer mes amis et moi qui avons déserté son enseignement. Après l’école, il nous consacrait quelques longues minutes à nous parler des promesses de la religion et du paradis. Nous l’écoutions religieusement et au moment où il nous croyait convaincus, l’un de nous récusait la puissance de Dieu avec le paradoxe du rocher ou un autre subterfuge qui lui clouait le bec. Il partait en nous menaçant des feux de l’enfer et de se plaindre à nos parents. Nous étions convaincus que la supercherie qu’était la religion serait mise à nu dans la décennie et que nous allions bientôt célébrer la mort de Dieu. Nous étions convaincus que le socialisme, la science et surtout notre berbérité retrouvée allaient brûler ce cheval de bois de l’invasion arabe qu’était l’islam. J’étais persuadé que la fin de siècle lui serait fatale et voilà que le nouveau millénaire lui offre la compagnie du christianisme. Le Kabyle est ainsi fait, il ne se délivre d’une entrave que pour s’offrir une nouvelle. Il se met à souhaiter un nouveau tyran aussitôt délivré du précédent.

J’ai eu tout faux. Le socialisme a créé un état corrompu et une bourgeoisie affairiste et mafieuse. Dieu dont nous souhaitions la mort est, non seulement resté immortel mais il est en plus devenu plus meurtrier que jamais. Notre culture berbère et sa langue tant espérées sont boudées et ignorées aux profits des cultures et des langues alimentaires. Ceux qui ont applaudi l’avènement de l’indépendance sont exilés ou rêvent d’exil. La misère s’étend partout dans le pays qui devait devenir la première puissance du monde. L’armée n’ayant pas d’ennemi à sa portée s’amuse à tirer sur le peuple. Les imams que nous narguions de nos discours d’athées se sont vengés et formé des monstres terroristes.

La moitié de ma vie à recevoir des promesses, l’autre à ruminer les déceptions. Quel gâchis !

Le Passager

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