Chronique

Kamel Yahiaoui a rejoint son pays natal

Nous avons appris avec tristesse la disparition de notre ami Kamel Yahiaoui le 31 juillet 2023.
Ses amis, sa compagne Nathalie et des membres de sa famille s’étaient réunis à l’hôpital Tenon, avant que son cercueil ne s’envole pour l’Algérie, son pays natal.

Né en 1966 dans la casbah d’Alger, Kamel Yahiaoui a connu une enfance difficile qu’il n’oubliera jamais. Resté très proche des plus démunis, il leur a fréquemment rendu hommage dans ses œuvres picturales et dans ses poèmes.

Un jour, au pied de son immeuble, Kamel Yahiaoui découvrit un SDF qui gisait mort, au milieu de six assiettes et de six bouteilles. Il a voulu aussitôt lui rendre hommage par une installation : L’amant de la rue : six bouteilles et six assiettes trônant au milieu d’autres œuvres, une façon comme une autre de se remémorer une enfance difficile où la faim n’était pas une idée abstraite.

L’amant de la rue

Mes semelles jouxtent le trottoir serpentin
là où loge un homme dépourvu d’âge
assis sur un bloc d’années de cendres tremblantes
à ses côtés
une bouteille sorcière tient sa force
entre un grain de vie et un soupçon de mort
lui rappelle la grisaille des cieux encerclés
je passais par là
au hasard du bleu hivernal
qui guidait mes pas d’empreintes en fragments
par-dessus les pavés en peine
coule l’ombre du vieux manteau
décousu par les brûlures en ébullition
portant à manches ouvertes
la plainte de son locataire
buvant au goulot
les vapeurs fortes de sa solitude
sur la marche de la rue du rendez-vous
s’offre un corps monologue
aux yeux de la société
il compte les naufrages de son âme sirupeuse
dans les eaux troubles de l’ivresse orageuse
aspirant les maladresses des regards accusateurs
il surgit de la gueuse et prend les patients à témoin
ils sont nombreux à chaque instant de rue
à s’écrouler contre un trop plein de cris amers
la mort se réveille
pour céder aux suivants le bail du suicide
nul n’a de lien pour les pleurer
nul n’a le temps pour les regretter
et il s’en va
avec leurs histoires tatouées
sur leurs peaux mortes

Kamel Yahiaoui

« On ne peut pas vivre sans art »déclarait-il en citant son oncle Issiakhem, peintre algérien très réputé qui l’a beaucoup influencé et dont il reprenait la devise : « Un pays sans art est un pays mort »

Kamel Yahiaoui a été en effet très attiré par l’art sous différentes formes. Ancien étudiant des Beaux-arts d’Alger (de 1985 à 1989) il a poursuivi ensuite ses études à Nantes (de 1990 à 1991) avant de s’installer à Paris.
Il écrit des poèmes et commence à exposer dans des galeries contemporaines qui font découvrir son travail en France, en Algérie et dans d’autres pays. Il présente des peintures mais aussi des sculptures créées à partir de matériaux de récupération (objets divers, poutres, planches à laver, valises ou autres métaux issus d’appareils ménagers démontés.)

En 2006, il propose au Centre culturel algérien une grande exposition sur le thème des déportations. Il dénonce les méfaits de l’exploitation coloniale des Africains, celle moins connue des Algériens déportés en Nouvelle Calédonie, ou les déportations des juifs pendant la seconde guerre mondiale. Kamel Yahiaoui se présente comme un humaniste, qui s’oppose à toute exploitation de l’homme par l’homme d’où qu’elle vienne.

Il travaille comme illustrateur et collabore avec Nabile Farès : Le voyage des exils en 1996 et Si Mohand : Le crépuscule du printemps en 2002. Kamel Yahyaoui restait très attaché à sa terre natale.

Qu’il repose en paix
Je ne tiens pas compte de l’infographie du malheur
je ne me tairai pas jusqu’à mon dernier souffle
je pousserai mon cri au sommet des montagnes
je ne me plains pas du froid ni de la chaleur des atmosphères
je suis armé de patience les railleries ne doivent pas être à l’ordre des caresses
je ne suis qu’un ravin d’espérance devant l’hypnotique sirène de rivière
j’ai soif de voir mon pays les poiriers de mon père
je ne peux être un jour de caution dans une verdure sans façon
je peins la septième délicatesse de l’amour
avant le lever du soleil

Kamel Yahiaoui

Quand il était adolescent, il fréquentait le poète Laadi Flici, qui était également son médecin traitant. Son frère Omar Flici relate que Kamel payait ses consultations en offrant un dessin sur une ordonnance médicale. Esprit tourmenté, il fréquentait artistes et écrivains mais choisissait parfois de s’isoler.

Certains ont le temps pour les médisances
j’observe le silence absolu je ne réponds pas aux sarcasmes
au pied des pendules sauvages la terre continue de tourner
je ne renie rien de notre étreinte poétique familiale amicale
je n’attends pas la formule d’une œuvre majeure servile
j’acclame le chant d’un dessin dans un camp de résistance
il est temps de revenir à la rugueuse raison
de mon côté je tiens le crayon et la pudeur d’une peinture
je suis assurément serein ma délicatesse est infranchissable

Kamel Yahiaoui

Son œuvre exalte surtout l’angoisse, la peur du lendemain et la mort.
Kamel Yahiaoui a rendu son dernier souffle après une période de longue maladie.
Il va nous manquer.
Catherine Belkhodja

Poèmes de Kamel Yahiaoui publiés avec l’aimable autorisation de sa compagne Nathalie Claud-Yahiaoui

Crédit photo : Zino Belabbas

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