Histoire

Le passé explique le présent

Le présent éclaire le passé en jetant sur lui une lumière récurrente. Il n’y pas d’histoire du présent parce que celui-ci a besoin d’être expliqué par un avenir qui lui donnera sa véritable signification. La science historique exige et attend la constatation des résultats. Cependant notre situation actuelle dépend du passé à un degré que l’on ne soupçonne pas toujours ; nos structures mentales, sociales, institutionnelles, géographiques même, ne sont pas indifférentes à la tradition. L’histoire souvent la plus lointaine pèse encore sur nous et explique, du moins partiellement ce que nous sommes.

L’homme passe son temps à monter des mécanismes, dont il demeure ensuite le prisonnier plus ou moins volontaire. Quel observateur parcourant nos campagnes du Nord n’y a été frappé par l’étrange dessin des champs ? En dépit des atténuations que les vicissitudes de la propriété ont, au cours des âges, apporté au schéma primitif, le spectacle de ces lanières qui, démesurément étroites et allongées, découpent le sol arable en un nombre prodigieux de parcelles, garde encore aujourd’hui de quoi confondre l’agronome. Le gaspillage d’efforts qu’entraîne une pareille disposition, les gênes qu’elle impose aux exploitants ne sont guère contestables. Comment l’expliquer ? Par le Code Civil et ses inévitables effets, ont répondu des publicistes trop pressés. Modifiez donc, ajoutaient‑ils, nos lois sur l’héritage ; et vous supprimerez tout le mal. S’ils avaient mieux su l’histoire, s’ils avaient aussi mieux interrogé une mentalité paysanne formée par des siècles d’empirisme, ils auraient jugé le remède moins facile. En fait, cette armature remonte à des origines si reculées que pas un savant, jusqu’ici, n’est parvenu à en rendre un compte satisfaisant ; les défricheurs de l’âge des dolmens y sont probablement pour davantage que les légistes du Premier Empire. L’erreur sur la cause se prolongeant donc ici, comme il arrive presque nécessairement, en faute de thérapeutique, l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même.

Il y a plus. Pour qu’une société, quelle qu’elle fût, pût être déterminée tout entière par le moment immédiatement antérieur à celui qu’elle vit, il ne lui suffirait pas d’une structure si parfaitement adaptable au changement qu’elle serait véritablement désossée ; il faudrait encore que les échanges entre les générations s’opérassent seulement, si j’ose dire, à la file indienne — les enfants n’ayant de contact avec leurs ancêtres que par intermédiaire des pères.

Or, cela n’est pas vrai, même des communications purement orales. Regardez, par exemple, nos villages. Parce que les conditions du travail y tiennent pendant presque toute la journée le père et la mère éloignés des jeunes enfants, ceux‑ci sont élevés surtout par les grands parents. À chaque nouvelle formation d’esprit un pas en arrière se fait donc qui, par-dessus la génération éminemment porteuse de changements, relie les cerveaux les plus malléables aux plus cristallisés. De là vient, avant tout, n’en doutons pas, le traditionalisme inhérent à tant de sociétés paysannes. Le cas est particulièrement net. Il n’est pas unique. L’antagonisme naturel aux groupes d’âge s’exerçant, principalement, entre groupes limitrophes, plus d’une jeunesse a dû aux leçons des vieillards au moins autant qu’à celles des hommes mûrs.

À plus forte raison, l’écrit facilite‑t‑il grandement, entre des générations parfois très écartées, ces transferts de pensée qui font, au propre, la continuité d’une civilisation. Luther[1], Calvin[2], Loyola[3] : des hommes d’autrefois, sans doute, des hommes du seizième siècle, que l’historien occupé à les comprendre et faire comprendre, aura pour premier devoir de replacer dans leur milieu, baignés par l’atmosphère mentale de leur temps, face à des problèmes de conscience qui ne sont plus exactement les nôtres. Osera‑t‑on pourtant dire qu’à la juste compréhension du monde actuel l’intelligence de la Réforme protestante ou de la Réforme catholique, éloignées de nous par un espace plusieurs fois centenaire, n’importe pas davantage que celle de beaucoup d’autres mouvements d’idée ou de sensibilité, plus proches, assurément, dans le temps, mais plus éphémères ?

L’erreur, en somme, est claire et sans doute pour la détruire suffit‑il de la formuler. On se représente le courant de l’évolution humaine comme fait d’une suite de brèves et profondes saccades, dont chacune ne durerait que l’espace de quelques vies. L’observation prouve, au contraire, que, dans cet immense continu, les grands ébranlements sont parfaitement capables de se propager des molécules les plus lointaines jusqu’aux plus proches. Que dirait‑on d’un géophysicien qui, se contentant de dénombrer les myriamètres, estimerait l’action de la lune sur notre globe beaucoup plus considérable que celle du soleil ? Pas plus dans la durée que dans le ciel, l’efficacité d’une force ne se mesure exclusivement à la distance.

Parmi les choses passées, enfin, celles mêmes — croyances disparues sans laisser la moindre trace, formes sociales avortées, techniques mortes — qui ont, semble‑t‑il, cessé de commander le présent, les tiendra‑t‑on pour inutiles à son intelligence ? Ce serait oublier qu’il n’est pas de connaissance véritable sans un certain clavier de comparaison. À condition, il est vrai, que le rapprochement porte sur des réalités à la fois diverses et pourtant apparentées. On ne nierait guère que ce ne soit ici le cas.

Certes, nous n’estimons plus aujourd’hui que, comme l’écrivait Machiavel[4], comme le pensaient Hume[5] ou Bonald[6], il y ait dans le temps « au moins quelque chose d’immuable : c’est l’homme ». Nous avons appris que l’homme aussi a beaucoup changé : dans son esprit et, sans doute, jusque dans les plus délicats mécanismes de son corps. Comment en serait‑il autrement ? Son atmosphère mentale s’est profondément transformée ; son hygiène, son alimentation, non moins. Il faut bien, cependant, qu’il existe dans l’humaine nature et dans les sociétés humaines un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d’homme et de société ne voudraient rien dire. Ces hommes donc, croirons‑nous les comprendre si nous ne les étudions que dans leurs réactions devant les circonstances particulières à un moment ? Même sur ce qu’ils sont à ce moment‑là, l’expérience sera insuffisante. Beaucoup de virtualités provisoirement peu apparentes, mais qui, à chaque instant, peuvent se réveiller, beaucoup de moteurs, plus ou moins inconscients, des attitudes individuelles ou collectives demeureront dans l’ombre. Une expérience unique est toujours impuissante à discriminer ses propres facteurs ; par suite à fournir sa propre interprétation.

Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien

Historien français, spécialiste du Moyen âge, co-fondateur avec Lucien Febvre, de la revue Annales d’histoire économique et sociale. Patriote ardent, il est un résistant actif durant l’occupation allemande de la France. Arrêté, torturé, il est exécuté en juin 1944.


[1] Martin LUTHER (1483-1546) : théologien allemand ; il fut l’un des premiers fondateurs du protestantisme.

[2] Jean CALVIN (1509-1654) : théologien français réfugié à Genève, l’un des fondateurs du protestantisme (calvinisme).

[3] Ignace DE LOYOLA (1491-1556) : fondateur de la Compagnie de Jésus.

[4] Niccolo MACHIAVELLI (1469-1527) : théoricien politique italien.

[5] David HUME (1711-1776) : philosophe écossais.

[6] Louis de BONALD (1754-1840) : écrivain français traditionaliste.

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