Islam

Un assassin devenu héros national au Pakistan

De nombreux Pakistanais ont approuvé le meurtre du gouverneur du Pendjab, survenu le 4 janvier 2011. Une réaction populaire inquiétante, estime l’écrivain Mohammed Hanif.

Quelques minutes après l’assassinat, le mardi 4 janvier, de Salman Taseer, gouverneur du Pendjab pakistanais, j’ai écouté un chroniqueur de langue ourdoue qui s’exprimait à la télévision :

« On ne peut que déplorer ce qui s’est passé, bien sûr, mais… »

J’ai continué à suivre l’émission dans l’espoir que ce commentateur n’essaierait pas de justifier ou d’excuser ce meurtre. On savait déjà que le gouverneur Taseer avait été abattu par un policier, membre de sa garde rapprochée, en raison de ses propos critiquant la loi sur le blasphème. Le chroniqueur a finalement fini sa phrase.

« Mais vous voyez, ce sont des questions sensibles. Il aurait dû surveiller son langage. Il n’aurait pas dû parler à tort et travers. »

Quels propos a donc tenus le gouverneur ? Je savais qu’il avait demandé la grâce pour Asia Bibi, cette chrétienne condamnée à mort pour blasphème le 8 novembre dernier. Dans un village près de Lahore, elle était allée chercher de l’eau pour un groupe de femmes musulmanes avec lesquelles elle récoltait des baies. Mais l’une d’entre elles avait refusé de boire l’eau, car le verre avait été souillé par une chrétienne. Les femmes s’étaient disputées. Un ou deux jours plus tard, le mollah du village portait plainte contre elle pour insulte envers le Prophète.

Je savais que Taseer se moquait volontiers de ses ennemis politiques, essentiellement via Twitter. Mais je voulais tout de même savoir quels mots il avait vraiment utilisés. Ne serait-ce que pour éviter de les prononcer dans un moment d’égarement…
Et puis le présentateur a cru bon d’enfoncer le clou :

« Oui, il a effectivement qualifié de loi macabre [black law] notre législation sur le blasphème. »

Le chroniqueur a acquiescé, l’air pensif. Affaire classée.

Déjà, en décembre dernier, je m’étais intéressé à un autre cas de blasphème. Un visiteur médical était entré dans le cabinet d’un pédiatre réputé de la ville d’Hyderabad [dans la province du Sind] et avait essayé de lui vendre des médicaments. Le médecin, de mauvaise humeur, avait jeté la carte de visite du commercial dans la corbeille. Dès le lendemain, ce dernier portait plainte contre le pédiatre pour blasphème.

Comment est-ce possible ? Eh bien, voyez-vous, cet homme se prénommait Mohammed, comme la moitié de la population masculine de ce pays. Ainsi, en mettant à la corbeille une carte de visite sur laquelle est imprimé le nom Mohammed, on peut se rendre coupable de blasphème contre le bien-aimé Prophète. Et il existe au Pakistan une loi qui réprime un tel acte, héritée du régime dictatorial du général Zia ul-Haq [au pouvoir de 1977 à 1988, il entreprit l’islamisation de la société et des structures de l’État].

Surveiller son langage

Taseer n’avait manifestement pas commis de blasphème contre le Prophète ni aucun de ses homonymes. Mais les responsables politiques et les experts ont tancé le gouverneur défunt, lui rappelant la nécessité de ménager la susceptibilité de ses coreligionnaires musulmans. Un couple de journalistes de télévision progressistes a presque bafouillé en essayant d’expliquer que le gouverneur n’avait jamais commis aucun acte qu’on pourrait qualifier de blasphématoire ; il avait seulement critiqué une loi. Mais certains experts ont tout de go offert de sacrifier leur vie afin de protéger l’honneur du Prophète. Dire que l’honneur du prophète de la deuxième religion du monde était défendu par des gens pareils… J’en avais mal au cœur rien que d’y penser. Et puis j’ai songé qu’en fait ils envoyaient des signaux secrets aux futurs assassins, leur disant :

« Écoutez, nous parlons le même langage, nous ne sommes pas des blasphémateurs comme ce gouverneur. Nous surveillons notre langage. Nous ménageons la susceptibilité de nos frères musulmans. »

Le corps de Taseer était encore à la morgue que la plupart des gens étaient toujours collés à leurs téléviseurs, certains approuvant les dires de tous ces commentateurs, d’autres non. Bon nombre des personnes interrogées au hasard dans la rue semblaient tout de même d’accord.

« Tuer c’est mal, mais d’un autre côté il n’aurait pas dû dire ce qu’il a dit sur le Prophète »,

a déclaré un homme. Un autre a affirmé que, s’il en avait eu l’occasion, il aurait fait la même chose que le meurtrier.

Un illuminé star sur Facebook

Taseer n’était pas encore enterré que déjà son assassin était considéré comme un héros. Le garde du corps, Mumtaz Qadri, appartenait à une unité d’élite du Pendjab, une police généralement destinée à assurer la sécurité des VIP. Et, bien qu’il ait agi seul, il avait fait promettre à ses collègues de lui laisser la vie sauve une fois son crime commis.

Résultat, après avoir tiré 27 balles sur le gouverneur, il s’est calmement rendu à ces derniers, qui ont tenu leur promesse. Le soir même, on voyait apparaître des milliers de profils Facebook à la gloire de Mumtaz Qadri. C’était un moudjahid, un lion, un vrai héros de l’islam.

Pour l’instant, on ne sait pas grand-chose sur le meurtrier, si ce n’est qu’il participait à des meetings de soutien à la loi sur le blasphème et passait pour un illuminé. De prime abord, il est difficile de deviner que Mumtaz Qadri est un fondamentaliste. En effet, son nom, Qadri, est traditionnellement associé à une sous-secte de sunnites barelvis, qui croient en un islam très tolérant, influencé par le soufisme. Leur pratique s’oppose à celle des sunnites déobandis, des radicaux qui alimentent le fondamentalisme religieux de notre pays. Mumtaz Qadri n’est pas né dans une famille de sunnites déobandis et, pourtant, il est du côté des plus extrémistes. Ainsi, lorsqu’il s’agit de défendre l’honneur du Prophète, même des sectes musulmanes très éloignées l’une de l’autre tombent soudainement d’accord.

Mais qui sont-ils donc, tous ces gens prêts à vénérer un meurtrier sans pitié ? Des gosses ordinaires, en fait. Les profils des partisans de Qadri sur le réseau social révèlent qu’ils suivent les matchs de football de première division et qu’ils sont fans de Pirates des Caraïbes.

Au moment de sa mort, sur Twitter nombreux furent les partisans de Taseer à remettre en ligne ses anciens messages, où transparaissaient son courage, son humour et, surtout, sa profonde humanité. Dans l’un de ses messages, le gouverneur disait qu’il ne s’inclinerait pas, même s’il devait être le dernier homme à rester debout.

Mohammed Hanif

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