Société

L’endroit

On saisissait le non-sens de l’endroit aussi nettement que s’il l’avait exprimé avec des mots du quotidien correspondant à l’altitude dans laquelle on se repérait. Chose absurde fut ce non-sens et aussi aberrante et au même titre fut notre compréhension. L’artère tracée par les égouts du village rejoignait avec enthousiasme et avec l’aide surprenante de la gravité le ruisseau qui se prenait pour un fleuve que l’eau avait fui depuis quelques mois déjà, abjurant le soleil, qui dans sa paresse glissait indifféremment raccourcissant les ombres et brulant les feuillages des arbres avec la même indifférence. Quelques bestioles aquatiques agonisaient inutilement dans les marres éparses ici et là. Pendant qu’une meute de chiens faisaient la cour en chœurs à une merveilleuse chienne blanche affublée de quelques taches noires très bien assorties à l’exigence canine. Avaient-ils l’intention d’aboyer, ou faisait-il trop chaud pour aboyer ? Un gros volatile se fixa au ciel, à l’arrêt. Faisait-il une halte existentielle pour considérer la basse scène, sinon cogiter un bon coup à l’utilité de battre ses grosses et lourdes ailes ? Dieu seul sait ou pas ce qui se tramait dans les têtes de toutes ces bêtes.

 Quantité de femmes dans des vêtures traditionnelles formaient un cercle, serait-ce une ellipse ! peu importe. Elles chuchotaient leur ennui avec pudeur et considération pour cheikh Mabrouk, imam intérimaire de sa condition qui vint tousser pour signifier sa présence et rappeler aux femmes le respect (silence) qu’elles devaient observer ou montrer dans ce monde de bon Dieu. Si sa quinte de toux signifiait ce qui fut dit précédemment, elle permit aussi de juger de son état et du temps proche où il serait envoyé dans la tombe, passage obligé pour aller dans l’autre monde du même bon Dieu. Chose étrange, qu’on aille vers l’autre monde du bon Dieu ou nulle part, la cérémonie est la même. Et la tombe semblait l’évidence et l’unique choix qui s’offrait aux gens qui peuplaient cette altitude. À cet endroit et à cet instant Mabrouk fut un homme de trop. « Avant sa mort, il était vivant » dirait-on de lui une fois expédié dans l’autre bigoterie. Un commentaire qu’on ne pouvait pas faire sur tout le monde, certain devaient se contenter de « il est mort ».

Les femmes cernaient la source d’eau douce presque tarie, on eut dit une fontaine vêtue de jolies filles sculptée par, on ne sait quel artiste de la Renaissance. L’une des femmes montrait d’un geste féminin et maternel qu’elle portait quelque chose de vivant dans son ventre, puis elle se montrait attentive et aphasique s’abreuvant des conseils avisés des autres femmes bien plus expérimentées qu’elle en ce domaine et même dans tout le reste. On mesurait le savoir et l’intelligence en nombre d’années passées sur cette terre. L’âge et la vieillesse étaient imprégnés de sagesse, on ne sait par quel raisonnement on était arrivé à cette évidence. Il s’avéra vite pour toute l’assemblée que la femme était enceinte. « Femme mariée enceinte ». Veuillez pardonner cette négligence, cet écart de vocabulaire de ma part.

Les abeilles s’organisaient pour remplir les pots de Mabrouk dont la gaieté avait quitté son visage auquel il ne restait que la sécheresse d’un vendeur de miel, or cette austérité de son visage maigre et incrédule masqué d’une barbiche civilisationnelle et avec des orifices du nez larges et extraordinairement béants lui donnèrent l’expression impitoyable de l’inquisiteur. On eut dit un personnage du Coran, un Job fondamentalement malhonnête.  

Deux ânes se mirent à se restaurer pendant que des pensées imminentes et chaudes germaient dans l’esprit de l’imam. «  – ça ne paye même pas assez d’être corrompu. Se corrompre pour des babioles » ; « – Les regrets sont une preuve de maturité », il posa un regard sur les deux ânes qui accomplissaient leur devoir digestif, et chercha dans sa mémoire un verset qui parla de l’âne en termes élogieux, mais ne trouva rien. « Imam c’est un métier comme un autre, mais moi je ne suis même pas payé », « – je m’applique avec énergie à corrompre toute cette jeunesse, et je le fais bénévolement, je dois écrire une lettre au ministère » ; « –il existe des religions hebdomadaires, mensuelles, annuelles si ça se trouve, et j’ai choisi celle-là. Quotidienne, cinq fois plus quotidienne que tout ce qui est quotidien ». Il cracha bruyamment sur une de ses ruches et jeta un regard sur les ânes. Les ânes se retournèrent et le regardèrent d’un air soupçonneux. « – être un âne relève des mystères de la nature et des chromosomes, mais que pourrait-on dire d’être l’âne de quelqu’un ? ». Les ânes reniflaient la terre, le gros volatile s’était posé pour mieux réfléchir à même le sol, les pattes bien au sol, et Mabrouk s’étonna de ne pas se sentir malheureux, il avait des raisons de l’être, mais il ne l’était pas. Peut-être n’était-il pas capable d’être malheureux, n’avait-il pas les prédispositions génétiques qui conduisit inévitablement au malheur et à la catastrophe et le sentiment de culpabilité d’être en vie comme s’il s’était fait lui-même. N’avait-il pas la compétence pour être un excellent malheureux ? Il est à noter qu’à cette altitude les gens parlent de leur naissance comme s’ils l’avaient fait eux même, avec l’aide du bon Dieu bien entendu.

Le malheur est une habitude, et Mabrouk ne s’était habitué qu’aux joies que pourvoyaient la foi et le métier de conférencier représentant commercial d’un produit spirituel, qui voyait dans toute tragédie ou catastrophe un signe incontestable de l’amour infini du bon Dieu « cela aurait pu être pis » pensa Mabrouk scrupuleusement. L’endroit restait docilement là à la disposition du soleil.

Une tendre pensée pour sa défunte première épouse lui vint à l’esprit devant l’indifférence des deux ânes et l’autre truc de l’espèce des volailles et un bon millier d’abeilles qui dansaient, et probablement une légion d’autres créatures qui restait à l’abri des regards. La pauvre femme était dévastée lorsqu’il découvrit avec ébahissement que les sentiments de l’imam pour elle étaient les mêmes que pour ses autres femmes, et même pratiquement pour tout le monde. « – Aucune femme n’est meilleure qu’une autre. Si l’on fait la somme de deux femmes on aurait une femme deux fois » affirma Mabrouk dans sa tête à cet instant où l’idée lui est venue, et dans bon nombre de ses serments hebdomadaires.

N’ayant pas la patience ni même la science qui doit aller avec, je me contenterai d’appeler les êtres vivants ou pas de l’endroit. Les bestioles. D’abord, et principalement parce que dans notre patrie, on nommait les choses en fonction de l’altitude, les unités de mesure aussi étaient arbitraires et dépendaient uniquement de l’altitude. En bas à quelques mètres d’altitude on appelle le chien, caniche ou malinois ou chien allemand… et que sais-je encore. Pour les distances en bas on parle de pâté de maison, borne kilométrique. À notre niveau, on nomme la famille qui habite la maison au point A et celle qui habite au point B pour rendre compte de la distance entre les deux.

Ahmed Yahia Messaoud, 12/11/2022

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