Le Petit journal

Artisanat et usure en Kabylie

Huitième article d’Albert Camus sur la misère en Kabylie. Il aborde dans cet article les taux d’usures pratiqués en Kabylie.

Des taux d’usure à 110 pour cent

Pour finir notre étude de l’état matériel où se trouve la Kabylie, et avant de passer à l’examen des réformes réclamées à la fois par la population kabyle et la misère de son pays, il faudrait envisager une foule de problèmes différents, de questions interférentes qui compliquent la réalité où se débat la Kabylie d’aujourd’hui.
Je ne peux songer, dans le cadre de cette enquête, à considérer minutieusement des problèmes comme l’émigration, la femme kabyle et son évolution, ou l’inégalité des pourcentages sur les revenus communaux entre les populations européennes et indigènes. Je voudrais pourtant, avant d’envisager l’avenir politique, économique et social de la Kabylie, donner les éléments de deux problèmes pressants : l’artisanat et le crédit. Ils seront indispensables pour esquisser ensuite le schéma d’une économie rénovée, telle que du moins la rêve aujourd’hui l’unanimité des Kabyles.

La crise de l’artisanat

S’il est vrai que la Kabylie n’est pas un pays d’industrie, il est non moins vrai qu’elle pourrait chercher à dissiper le divorce qui existe entre sa production et sa consommation par le travail de ses artisans. J’ai à peine besoin de rappeler les meubles sculptés de ce pays, les vanneries et la simple harmonie des poteries à dessins noirs sur fond rouge. Les potiers de Taourirt-Amokrane, les sculpteurs sur bois de Djemaa-Saridj et les bijoutiers de Taourirt-Mimoun sont à cet égard justement renommés. Mais ces artisans souffrent aujourd’hui d’une crise qui ne concerne pas seulement les artisans kabyles, sans doute, mais dont ceux-ci souffrent particulièrement. L’artisanat considéré comme un art, nourri de patience et de goût, a cédé la place un peu partout à un artisanat qui se développe suivant les procédés de la petite industrie. Ceux d’entre les artisans, qui, comme les Kabyles, ont gardé l’amour de leur métier, se trouvent désavantagés en vitesse et en production. Comme, d’autre part, ils continuent à être exploités par les revendeurs d’Alger qui achètent pour 30 francs, par exemple, un coffret qu’ils revendent 80 francs, les artisans kabyles, pour gagner à peine leur vie, sont obligés de forcer leur production et de renoncer au souci artistique. Et ce qu’on peut estimer émouvant, c’est d’entendre ces artisans se plaindre, non pas de la vie difficile qui leur est faite, mais de cette disqualification de leur art qui leur est un crève-cœur. Un sculpteur sur bois de Djemaa-Saridj me disait en particulier la difficulté que ses camarades rencontraient à concurrencer le travail à la scie qui se pratique ailleurs.

« Pour vivre, disait-il, je suis obligé de gâcher mon travail. Il faut deux à trois jours de réflexion pour trouver un motif nouveau. Et quand on l’a trouvé, tout le monde s’en empare et nous gagne de vitesse ».

Il est certain en tout cas qu’un des arts populaires les plus heureux et les plus spontanés est en train de se perdre. Il est non moins certain que les créateurs de cet art arrivent à peine à vivre et qu’un facteur de prospérité disparaît de la Kabylie. Les artisans que j’ai interrogés sont unanimes à réclamer une organisation gouvernementale des débouchés qui les mette à l’abri des revendeurs et qui permette un classement des objets manufacturés suivant leurs qualités. Le jour où un produit travaillé avec amour se vendra mieux qu’une pacotille faite à la machine, les artisans de la Kabylie reviendront à leur art et retrouveront cette patience à créer qui fait leur grandeur. L’OFALAC a défini les qualités de la figue, par exemple. Je ne pense pas qu’il serait excessif de demander que l’art aussi soit protégé et que des mesures soient prises grâce auxquelles des hommes retrouveront le sens de leur vie.

L’usure

À un autre pôle de la vie économique kabyle, je dois signaler sans trop y insister puisque la chose est devenue proverbiale, les méfaits de l’usure. On l’a dit et redit : elle est la plaie de la Kabylie. Le paysan kabyle, par sa détresse matérielle, est une proie d’exception pour les usuriers. Ceux-ci se recrutent non seulement chez les commerçants, mais aussi chez des fonctionnaires des centres communaux. C’est qu’aussi bien la tentation est forte et la victime qui se présente est toujours aux abois. On a vu dans la région de Tizi-Ouzou des paysans vendre leur récolte d’olives à terme pour pouvoir acheter du grain. Cette récolte ils la vendaient 30 francs le quintal alors que l’an passé, le quintal d’olives s’est vendu 120 francs. Dans certains douars de Michelet, les Aït Yahia par exemple, on cite des prêts à 50, 75 et 110% ! Des terrains de 10.000 francs ont été perdus en un an pour un prêt de 1.000 francs. A El-Flay, les débiteurs paient 15 % de taux mensuel.

Dans la commune d’Akbou, un malheureux paysan kabyle vit aujourd’hui de mendicité. Un prêt de 3.000 francs qui lui avait été consenti s’est élevé en trois ans à 10.000 francs et tous ses biens ont été vendus. Ces quelques faits, pris au hasard, donnent une idée de l’impitoyable climat créé par l’usure en Kabylie. C’est pourtant contre ce fléau que les Caisses de prêts et les fonds communs des sociétés de prévoyance ont été créés. Mais ici, il faut bien dire que si le principe de ces organismes est excellent, leur utilisation est souvent regrettable. Je n’insisterai pas sur la longueur des formalités qu’elle oppose à des demandes de prêts qui, par nature, sont urgentes. Mais je dois dire que les intérêts privés interviennent parfois dans ces organismes de façon malheureuse. Et, par exemple, je ne vois pas en fonction de quelle nécessité le fonds commun constitué à Tizi-Ouzou a servi à consolider deux grosses banques de la région. Près d’un million a été mis dans cette affaire. En principe sans doute, il s’agissait de consolider les dettes des fellahs débiteurs de ces banques et de les transformer en débiteurs du fonds commun. Le principe est excellent. Mais qui ne voit pas qu’en l’espèce les bénéficiaires de cette opération sont les deux banques qui reçoivent près d’un million de bon argent à la place de créances douteuses dont l’intérêt est plus fort que celui du fonds commun. Car ce qui a été consolidé, en l’espèce, ce sont les mauvaises créances et les banques ont gardé les bonnes.

Je ne veux pas insister sur ces opérations. J’y reviendrai s’il le faut. Mais je voudrais faire remarquer qu’on nous met en présence d’un cercle vicieux. Les fellahs, par leurs cotisations, constituent un fonds commun qui doit les garantir de l’usure. Ce fonds commun, par les prêts et les consolidations absurdes qu’il peut faire, rend impossible les petits prêts garantis qui sont les seuls utiles. Le petit fellah s’adresse alors à l’usure ou à la banque à taux majoré. Ensuite, le fonds commun consolide la banque et le cercle recommence. Et pendant toutes ces années, L’usure ronge la Kabylie et accroît sa misère. J’en ai terminé aujourd’hui avec la description d’une misère matérielle qu’il fallait bien découvrir. Il me reste maintenant à exprimer ici la volonté de réformes qui soutient le peuple kabyle. Comme tout ce qui précède, je le ferai sans égards et sans ressentiment. Dans ce qui va suivre, je voudrais donner la preuve que je n’ai pas apporté un goût exclusif dans la description d’une misère qui m’a paru désespérante. Mais d’un autre côté, avant de clore cette histoire douloureuse d’une situation sans précédent, je voudrais que pour avoir envisagé un grand nombre d’aspects de cette misère, la pitié qu’elle peut éveiller ne soit pas dispersée. Il faut s’en souvenir, l’avoir à l’esprit, éclairer tout le reste de sa lumière douteuse. Ce qui est important, c’est que des hommes meurent de faim et que des enfants soient sous-alimentés. Ce qui est important, ce sont les égouts, le salaire à bas prix, les paupières malades et les femmes sans soins. Au-dessus des chiffres et des faits, c’est la réalité navrante qui s’impose. Et c’est de cette détresse qu’il faut se pénétrer pour se tourner vers l’avenir.

Albert Camus, Alger Républicain, 12 juin 1939

 

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