Le Petit journal

Habitat en Kabylie

Cinquième article du reportage d’Albert Camus sur « la misère en Kabylie »

Des enfants dans la boue noire des égouts

Il est difficile de se faire une idée des conditions dans lesquelles vivent les Kabyles si l’on n’a pas visité leurs villages. Je ne referai pas, après tant d’autres, la description d’un gourbi kabyle. Mais il me faut cependant rappeler qu’il se compose d’une pièce unique séparée en deux parties inégales par un petit mur de 40 centimètres environ. Dans la plus petite de ces parties vivent les bêtes et dans l’autre les humains. Au-dessus de l’endroit réservé aux bêtes, des claies de branchages forment une sorte de grenier dans lequel l’habitant place ses provisions, quand il en a. Ainsi, le Kabyle peut, d’un seul coup d’œil, parcourir toutes ses richesses. Cette pièce où vivent en moyenne 5 personnes et 2 ou 3 bêtes n’a pas de fenêtre. Sa fenêtre et son air lui viennent de la porte. On aura une idée des proportions de celle-ci quand j’aurai dit qu’il m’a fallu me plier en deux pour pénétrer à l’intérieur. C’était à Adni. J’avais pu pénétrer dans l’un des gourbis les plus misérables. Dans une pièce obscure et enfumée, deux femmes, dont une très âgée et l’autre enceinte, m’avaient reçu. Trois enfants me regardaient avec étonnement. Dans la terre battue du sol, à hauteur de la porte, une rigole était creusée, par laquelle s’écoulaient l’urine des bêtes et les eaux grasses de la maison. Je n’apercevais pas un seul meuble. Seules, quand mes yeux se furent habitués à l’obscurité, trois grandes jattes d’argile blanche et deux écuelles de terre attestaient que des êtres humains vivaient là. Et dans cette lumière rare, ces odeurs animales et cette fumée qui prenait à la gorge, jamais le visage de la misère ne m’avait paru plus désespérant. Je dois dire que je n’étais pas fier. Je n’avais pas envie de poser de questions. Mais j’ai pourtant demandé à la plus jeune des femmes qui soutenait son ventre énorme de ses deux mains : « Où couchez-vous ? » Elle m’a répondu « là » en désignant à mes pieds le sol nu, près de la rigole d’urine.

Le village aux égouts

On suppose bien qu’une réunion de taudis ne peut pas faire une ville radieuse. Mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’à la misère des maisons s’ajoute la carence des services collectifs. J’ai visité entre autres le douar Beloua, près de Tizi-Ouzou. Et j’y ai vu ce que j’ai rencontré ensuite partout. Tous les égouts sont à ciel ouvert. Les rigoles de chaque maison se déversent dans un ruisseau unique qui longe la rue ou, au contraire, la parcourt dans son milieu. Ce qui fait que toutes les rues sont des égouts. Elles charrient une boue noirâtre et violacée où marinent des poules mortes et des crapauds au ventre énorme. Le jour où je suis allé aux Beloua, trois ou quatre enfants dans une rue du village faisaient tourner du doigt un de ces crapauds au milieu d’une pourriture sans nom. Sur l’une des pentes de ce village, un oued servait d’égout collecteur et des nuées de moustiques tournaient en rond au-dessus de son lit. Le terrain qui surplombait cet oued avait glissé à la suite des dernières pluies et une dizaine de maisons menaçaient de rejoindre, avec leurs habitants, les poules et les crapauds crevés. Ceci est vrai pour tous les villages kabyles. Les égouts n’existent pas. Je n’ai pas besoin de dire que les w.-c. non plus. Ce sont les chemins des douars qui jouent ce rôle. Dans le village d’El-Flay, la chose est plus frappante, s’il est possible. Les rues sont des cloaques. La rue principale est l’égout collecteur. Elle réunit les liquides noirs et les boues puantes de toutes les autres rues en un seul ruisseau pestilentiel de deux mètres de large. Autour de cette puanteur, la vie du village kabyle s’anime. Et je ne peux pas dire à quel point cette vie pourrait être humaine et généreuse. Je le sentais du moins en visitant Taourirt-Amokrane, à deux kilomètres de Fort National, sur un piton escarpé, tout le long d’une sorte d’échiné rocheuse. Nous passions par de petites rues pavées entre des maisons de torchis, de pierres ou de tôles. Le ciel brûlant de chaleur reposait de tout son poids sur les rues, et des dalles surchauffées montaient des odeurs d’égout et d’excréments. A chaque porte de maison, une puissante odeur de fumée et d’animal nous accueillait. Et dans ces rues chauffées à blanc, le long des égouts à ciel ouvert, une nuée d’enfants en loques et aux yeux magnifiques se répandait. Au coin des maisons des femmes jacassantes, porteuses de cruches. De temps en temps, un escalier de fer importé Dieu sait d’où s’élançait de la rue, prenait appui sur le mur de la maison et se découpait en plein ciel, dans le vide. Il me semblait alors qu’on devait pouvoir vivre dans ces villages, comme on vit dans les bourgs de Provence ou de Grèce. Mais il fallait manger. Il fallait de l’eau. Il fallait des routes.

La route et l’eau

J’aborde ainsi la question la plus angoissante de l’habitat kabyle. Il n’est pas exagéré de dire que la Kabylie, avec ses neiges et ses torrents, est le pays de la soif. Les trois quarts des villages kabyles vont chercher l’eau à plus d’un kilomètre. Même la cité indigène de Bordj-Menaïel n’a que trois fontaines pour 100 maisons. « En été, m’a dit un de ses habitants, on est comme les oiseaux du Sahara. » Et pourtant ceux-là sont privilégiés. Aucun des douars de Bordj-Menaïel ne possède de l’eau. Dans certains douars de Tizi-Ouzou on boit encore dans des mares polluées par les bestiaux. A Adni, les femmes du village font un kilomètre pour aller chercher de l’eau. A Michelet, les habitants du village de Tahechat, douar Agoudal, deux heures et demie de marche pour aller à la source. Les villages de Tamigout, Tililit, Aourir et Oued-Slil n’ont pas d’eau à moins d’une demi-heure de marche. Les Kabyles du village de Koukou font sept kilomètres pour leurs provisions d’eau. Dans la région de Maillot, le paludisme sévit particulièrement au douar Beni-Mansour dont les habitants consomment surtout de l’eau de rivière et de marais. Au village de Tachachit, dans la même contrée, les habitants creusent des trous pour recevoir l’eau de pluie. Il en est de même dans la commune de Sidi-Aïch. Au douar Timzrit en particulier, les habitants font une demi-heure de marche pour aller puiser l’eau dans des trous pollués. A El-Flay, les femmes qui se rendent à la source y passent quelquefois la nuit pour être les premières à prendre l’eau le matin. La question des routes offre le même caractère d’urgence. Tous les centres de commune sont desservis. Mais presque tous les douars manquent de routes carrossables. Aucun des douars de la région de Bordj-Menaïel, sauf celui de l’Oued Smir, n’a de routes. Autour de Tizi-Ouzou, dans un rayon d’un kilomètre, les villages sont isolés. Aux Ouadhias, un seul village sur neuf est desservi par la route. Dans la commune de Sidi-Aïch, sur 56 villages, une dizaine seulement sont desservis. Cette proportion est rigoureusement observée dans les régions de Maillot, de Mekla et de Dellys. À cet égard, je finirai sur une seule remarque : il existe dans la région de Sidi-Aïch des femmes, qui, n’étant jamais venues à la commune, n’ont, de leur vie, vu une automobile. Et je rappelle pour mémoire que nous sommes en 1939. Privés d’eau et de communications, enfermés dans leurs taudis, les Kabyles réclament tout ce qui leur manque. Car si jamais un peuple a eu le goût du logis sain et aéré, c’est bien celui-là. Pour s’en convaincre, il suffit de visiter les villages, sur la route nationale de Tamazirt et d’Azouza. Beaucoup d’instituteurs et de fonctionnaires kabyles y habitent. Et on peut y constater que chaque fois qu’un Kabyle a la possibilité de le faire, il améliore sa maison et cherche à vivre sainement. On doit pouvoir aider le peuple kabyle dans son exigence de bien-être. On a fait, à Bordj-Menaïel, une cité indigène que j’ai visitée et qui est satisfaisante. Elle donne à l’habitant kabyle un appartement de deux pièces pour 40 francs par mois. Le malheur est que beaucoup ne peuvent pas payer ce loyer qui nous paraît dérisoire. Tant il est vrai que le problème de l’habitat en Kabylie est avant tout un problème de salaires. On nous dit que la mise en valeur, par la route et l’eau, de la Kabylie demanderait d’énormes crédits. A cet égard, je ne veux pas anticiper sur mes conclusions. J’indiquerai seulement qu’une politique qui offre les multiples avantages de résorber le chômage, de hausser les salaires, d’améliorer l’habitat et de mettre en valeur un pays qu’après tout nous avons fait nôtre, mérite qu’on ne la repousse pas a priori.

Mais, pour rester dans mon sujet, je rappellerai qu’il existe, dans la région de Michelet, une source qui pourrait desservir quatre douars et que ce fait n’est pas unique, que les Kabyles des Beni-Yenni, grâce à l’appui de la colonie, ont pu amener l’eau dans leurs villages et que l’administrateur de Port-Gueydon a fait construire en un temps relativement court dix-sept fontaines dans sa montagne. Il y a une œuvre à faire et des expériences à poursuivre. J’indiquerai, à la fin de cette enquête, quelles solutions spéciales paraissent souhaitables pour résoudre le problème de l’habitat et pour rendre à ces villages kabyles une vie où la boue des égouts ne sera plus qu’un souvenir.

Albert Camus, Alger Républicain, le 9 juin 1939

 

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