Tribune libre

Le débat kabylo-kabyle est-il possible ?

Suite à la répression inédite qui s’est abattue sur la Kabylie depuis plus de deux ans, des appels de plus en plus pressants sont lancés pour trouver ensemble des réponses, réagir et faire « quelque chose » face à ce tsunami d’actes arbitraires. Ces appels légitimes sont les bienvenus suite aux nombreuses arrestations, aux accusations fallacieuses, aux détentions injustifiées avec des cas de torture et aux condamnations souvent très lourdes prononcées lors de procès iniques par une justice instrumentalisée.

Il y a nécessité, en effet, de se rencontrer pour échanger les points de vue, analyses et réflexions sur cette dramatique tourmente, jamais encore traversée par la Kabylie qui a subi pourtant d’autres épreuves. Ensemble, il faudra essayer de comprendre pourquoi la Kabylie, si habituellement réactive, est en état de sidération, d’impuissance avec une défaillance de tous ses ressorts et une perte de repères symboliques qui font son identité et qui fondent son combat.

Pour que ces appels soient entendus et suivis d’effet, il faut néanmoins une prise de parole libre entre Kabyles et c’est là toute la question. Car il y a un obstacle majeur à cette première phase de la lutte qui est le débat ; c’est l’installation, depuis déjà quelques années, d’un climat relationnel intra kabyle difficile, conflictuel et détestable, rendant problématique toute communication sereine sur les sujets que traversent la société.

Pourtant, s’exprimer et échanger est une nécessité, car la palette des opinions chez les Kabyles est très large, « kul yiwen taqvaylit -is« . Le spectre va des tenants d’un indépendantisme avec sa frange la plus radicale à ceux pour qui toute référence à une entité kabyle incarnerait un ethnocentrisme dangereux pour l’uniformité nationale algérienne.

La vérité est qu’il s’est développé dans l’espace public un discours violent, haineux, vindicatif et accusatoire, où l’anathème tient lieu d’argumentaire. Ce langage exclusiviste est facilité et amplifié par les moyens modernes de communication, notamment les réseaux sociaux dont la place s’est renforcée depuis la fermeture des supports médiatiques traditionnels par la répression du régime algérien de la liberté d’expression.

On sait que ce grand forum que sont les réseaux sociaux, univers de l’immédiateté et de l’horizontalité, a changé fondamentalement la teneur du débat public avec pour avantage la démocratisation de la parole publique, mais avec aussi ses effets nocifs, notamment la libre invective derrière l’impunité de l’anonymat.

On a vu s’installer dans l’espace de communication kabyle la prééminence d’un mono discours virulent, très intolérant qui fait le vide dans la diversité des opinions en chassant toute idée contraire à sa doxa, laquelle idée est souvent non pas combattue pour ce qu’elle est mais plutôt par des attaques ad hominem, contre la personne pour la discréditer en utilisant l’insulte, la diffamation et la calomnie. Protégés par l’anonymat, aucune limite n’est fixée pour lancer des fatwas sur les victimes sans hésiter à attenter à l’honneur des personnes particulièrement si ce sont des femmes et atteindre les familles, sachant la sensibilité de ce sujet dans la société kabyle.

Personne n’y échappe, aucune considération n’est prise en compte, dès lors que la cible est considérée hors de la ligne exigée. En plus du simple citoyen qui veut donner sincèrement son opinion, ce sont des intellectuels, des politiques, des artistes y compris les plus grands qui portent notre culture, l’essence même de notre identité qui en sont les victimes. Quel est donc l’intérêt de cette autodestruction ? Qui va en bénéficier ?

On pense détenir la vérité et incarner la conscience kabyle et donc être missionné pour faire le tri entre les bons et les mauvais Kabyles. On clame le droit à la différence mais on se l’interdit entre Kabyles. On rend l’autre responsable de son impuissance et de la gravité de la situation, sans jamais se remettre soi-même en cause. Pour exemple, la génération de 80 est régulièrement fustigée. Perçue encore vaguement comme élite, elle est rendue responsable de tous les maux et sommée de trouver une issue à la tragédie actuelle. Leurs accusateurs ont-ils conscience que ces militants, qui ont pris leurs responsabilités à l’âge de 20-30 ans en 1980, ont une moyenne d’âge aujourd’hui de 70 ans, alors qu’eux, en revanche, sont dans la force de l’âge, ce qui pose question et inquiète sur cet infantilisme dépendant.

Dernièrement encore, on a vu une éminente personnalité comme le professeur Salem Chaker, connu pour son apport immense à la réflexion sur notre condition, ne pas être préservé pour autant par la vindicte qui ne le juge pas suffisamment Kabyle car n’adhérant pas totalement à cette pensée unique. S’en est suivi le tour de ma personne, prise pour cible dans une diatribe très violente, me traitant, sans rire, d’anti-berbériste en tronquant et inversant la signification de mes propos tenus lors de la dernière conférence de Salem Chaker, traitant de son dernier ouvrage, au sujet duquel il a été malmené. Même les détenus d’opinion ne sont pas épargnés par des manipulations éhontées de l’opinion publique…

Bien évidemment, on peut donner son avis et émettre des remarques, des critiques pour des propos, des postures et des attitudes mais la forme et les termes employés sont d’importance et traduisent l’intention des auteurs. Il y a un monde entre le commentaire et l’intervention argumentée avec un apport enrichissant ou une opinion contradictoire même très critique, émise dans un but constructif et éclairant et la malveillance visant à diffamer et calomnier pour « casser » et la personne et sa parole.

Il faut bien convenir que le débat n’est pas une chose aisée dans ces conditions et la situation des Kabyles n’est pas des plus faciles actuellement. Dans un climat de terreur et de répression totale, ils sont confrontés à des agressions venant de toutes parts. Ainsi, ils sont pris à partie par une campagne raciste anti-Kabyle d’une rare violence, lancée en Algérie et ils sont de plus traités, malheureusement de la part des leurs, de traîtres, de lâches, de soumis, d’esclaves, de collabo, etc., tout en les appelant paradoxalement et dans le même temps au rassemblement et à l’union.

Les conséquences de ces comportements sont désastreuses

– Sur le lien kabyle qui fonde le sentiment d’une appartenance collective et qui fait la force de résistance de la Kabylie ainsi que son grand potentiel de combat. Ces attaques fissurent les solidarités, induisent des inimitiés inutiles et des haines tenaces, rendant possibles ainsi des manipulations diverses. Sachant que le pardon n’est pas notre qualité première, les clivages et les ressentiments personnels et politiques sont difficiles à dépasser et amènent à des répliques en chaine qui fragilisent le tissu social pouvant expliquer, pour une certaine part, notre problématique actuelle. Si la répression du régime a au moins l’effet de resserrer les coudes et de raffermir le sentiment commun en retissant du lien, la violence en usage interne est un véritable danger qui nous mine de l’intérieur, devenant un frein sérieux à tout rapprochement de personnes atteintes dans leur dignité :

– Sur la qualité et la richesse du débat. Par crainte de réaction violente sur les personnes et leurs familles, beaucoup de voix porteuses d’opinions plurielles intéressantes et forgées par l’expérience se taisent et ne prennent pas position. Ce qui appauvrit considérablement le débat alors que nous avons un besoin vital d’échanger et de faire communiquer les différentes intelligences et compétences pour comprendre ce qui nous arrive et rechercher des solutions adaptées à notre situation.

– Sur la vision de la réalité qui est déformée par l’univers d’internet, pouvant fausser l’analyse et donc aussi les solutions. Alors que la réalité est beaucoup plus complexe à appréhender, la peur de l’expression divergente ainsi que la vision simpliste et superficielle des réseaux sociaux avec leur effet loupe, font déconnecter gravement du réel. On l’a vu dans le contraste saisissant, pendant la période du Hirak/Tanekra, entre le monde kabyle des réseaux internet et la vérité du terrain, montrant la mobilisation de la Kabylie profonde dans une tout autre perspective.

– Le révisionnisme en est également la conséquence. Dans le sillage de la promotion de la pensée et de la parole uniques, l’histoire est revisitée pour être mise en conformité avec la doxa. Ainsi, des jugements péremptoires sont émis empêchant de comprendre les événements à l’aune des contextes historiques et des évolutions des mentalités et des consciences. Toutes proportions gardées, la falsification de l’histoire par le pouvoir algérien dans un but idéologique, ce dont nous avons souffert, aurait dû pourtant nous prémunir de ces méthodes.

Ces comportements ont tendance à progresser et à envahir les jeunes générations sans repères, constituant un vrai sujet de pathologie sociale qu’il importe d’identifier et de traiter en conséquence.

II est vital de retrouver quelques règles morales de conduite publique. Nous avons perdu l’éthique de « taqvaylit » notamment le sens du respect, les règles des joutes oratoires et nous n’avons pas encore acquis les valeurs du comportement démocratique actuel. Nos espaces d’échange sont ensauvagés par la virulence des propos, l’insulte facile et le libre recours aux pulsions malsaines confortées par l’impunité et probablement aussi encouragées à des fins de manipulation.

Faisons en sorte d’éviter que ces méthodes de traitement de nos opinions divergentes ne s’avèrent être en rien différentes de celles du régime algérien qui ne tolère plus aucune opinion contraire à sa ligne et qui a pour lui les moyens de l’État pour exercer sa répression brutale.

Ma conclusion est qu’il est illusoire d’espérer une quelconque entente si la liberté d’expression entre nous est contrariée et qu’on soit dans la difficulté, voire l’impossibilité de se parler. Comment répondre à cet état de gravité extrême de la Kabylie si le débat est interdit ?

Cet écrit va me valoir toute la vindicte que je viens de décrire mais je me sens en devoir d’alerter sur le principal point d’achoppement qui, selon moi, nuit au débat kabylo-kabyle.

Sans sombrer dans l’angélisme car les vrais traîtres existent, je pense que c’est en nous respectant et en nous préservant les uns les autres avec nos divergences que nous préserverons ce qui nous lie profondément. Ce lien essentiel n’est pas basé sur l’option politique ou tout autre idée, mais sur cette terre que nous avons en partage, sur notre héritage de valeurs ancestrales, sur notre langue et notre culture ainsi que sur notre histoire forgée par la lutte pour les libertés.

Ce sont ces appartenances communes qui fondent la force de résistance des peuples et l’Histoire montre que si ce lien est un ciment solide, aucune puissance ne peut le briser, quelles que soient les épreuves. Alors, cessons ces pratiques suicidaires pour permettre à la parole de circuler librement, au débat contradictoire de se faire dans la sérénité, en nous écoutant dans le respect des sentiments et des convictions de chacun ; « Timsal itent-iferrun d awal« .

Enfin, je veux citer Salem Chaker, qui m’a dit, en me rendant chaleureusement mes salutations à la fin de sa dernière conférence : « Malika, il faut qu’on parle… » Oui, Salem, tu as bien raison, il faut qu’on parle, en espérant que ce droit de parole ne soit pas un combat en soi à mener, pour rendre possible les luttes qui nous attendent.

Malika Baraka

Merci de respecter notre travail.