Société

Vie d’une femme stérile en Kabylie

Il y a seulement deux ans, Chabha était la doyenne des femmes stériles du village. Elle s’était mariée, une première fois, en 1944 avec un sourd-muet, qui habitait à quelques pâtés de maisons seulement de chez elle. Trois ans après, en 1947, son mari l’a raccompagné chez elle pour la rendre à son père. Pas la peine à un muet d’expliquer la cause, c’était facile à deviner : Chabha était stérile. Une femme doit donner des enfants à son mari, surtout des garçons, sinon, elle n’est presque d’aucune utilité. Déjà que les femmes qui ne donnent naissance qu’à des filles se voyaient contraintes de cohabiter avec une deuxième épouse, que dire alors des femmes sans enfants !

Les deux familles s’accusaient mutuellement. Chacune d’elle tentait de faire endosser la responsabilité de “l’anomalie” sur l’autre. Celle de l’époux voyait en Chabha une femme stérile alors que celle de la divorcée ripostait que c’était le mari qui a été victime d’un “aheckul*”, pris au moment de leur nuit de noces. De retour chez son père, Chabha, orpheline de mère, a dû vivre un calvaire sous l’ordre esclavagiste de la quatrième femme de son père.

Il a fallu attendre le début des années soixante pour qu’elle ait une deuxième chance de se remarier dans un autre village. Son nouveau mari fut un “moudjahid” veuf et sans enfants également. Leur mariage s’était donc conclu en connaissance de causes. L’un accepta l’autre. Une chance inouïe pour Chabha d’échapper à son triste sort de femme stérile et, pis encore, de femme divorcée aussi ! Mais cela, était-il suffisant, pour s’assurer un avenir serein sans enfants ?

Chabha a vécu, paisiblement et à l’abri de tout soucis, avec son mari jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Le couple ne manquait vraiment de rien. Leur maison était bien meublée. Elle prenait soin de son mari. Mais, Chabha, au fond d’elle-même, était convaincu que si un homme et une femme ne pouvaient pas avoir d’enfants, c’était parce qu’ils étaient victimes, sans aucun doute, de mauvais sorts jetés par des femmes jalouses. D’autant plus que cela lui a été confirmé, à maintes reprises, par les différents marabouts de la région consultés dans le but de connaître les noms des personnes responsables de son malheur. Elle n’a pourtant jamais manqué les cérémonies religieuses annuelles dédiées aux saints de sa région. Elle allait jusqu’à faire sacrifier des moutons, en offrande aux saints, dans le but de voir exaucer son désir d’enfants.

Devenue veuve, elle a continué à vivre seule, chez elle, jusqu’à cette nuit d’hiver où, endormie, des cambrioleurs la surprirent dans son sommeil. Sous la menace, elle leur céda tout ce qu’elle possédait, argent et bijoux. La pauvre ! Si elle avait eu des enfants, ils auraient dissuadé, sans aucun doute, l’intrusion des iâdamen chez elle. Elle s’est dit qu’il est très risqué de vivre en proie à une peur permanente. Elle avait besoin d’une famille. Mais, laquelle ?

Quelques temps après cette agression, Chabha décida de rentrer dans son village natal. Diabétique, elle était sous insuline ! Mais pour aller vivre avec qui ? Son père, marié quatre fois, était décédé depuis longtemps. Ses parents n’avaient eu qu’elle. Elle n’avait que des demi-frères. La maison familiale était squattée par sa marâtre et son fils cadet qui ne voulaient pas d’elle. Elle avait un autre demi-frère plus âgé qu’elle, qui lui aussi avait perdu sa mère, alors qu’il n’avait que trois ans. Mohamed comprenait et aimait bien sa demi-sœur Chabha. Par contre sa belle-sœur et ses nièces lui en firent voir de toutes les couleurs. Elle touchait pourtant une pension en sa qualité de veuve de “moudjahid” qui lui permettait d’atténuer très difficilement, la boulimie matérialiste de l’épouse de son demi-frère.

Imaginons quel aurait été le sort de Chabha sans sa retraite et ses licences d’importations de cinq ans !

Telle était la vie d’une femme stérile en Kabylie. Une femme née en 1928 et décédée en 2008.

Timecriwect

Note : *Sorcellerie

Article précédemment mis en ligne le 21 février 2010

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