Islam

Coran, démocratie et laïcité

L’éminent islamologue et professeur tunisien Mohammed Talbi a adopté une approche qu’il ne partage qu’avec une très infime minorité : il se revendique musulman coranique, c’est-à-dire qu’il ne prend comme référence que le seul Coran et rien d’autre. Je vais modestement essayer de suivre sa démarche et donc laisser de côté sira et hadiths pour ne retenir que le contenu de la vulgate othmanienne. Puisqu’il est incohérent d’arrêter le temps au 7e siècle et incohérent d’essayer d’imiter Mahomet dans les moindres de ses faits et gestes jusqu’à la fin du monde. Comme Talbi, j’opte pour une lecture « vectorielle » du Coran, en ne prenant des versets coraniques que les intentions, et non les jugements et en mettant de côté tous les autres écrits, même ceux des plus grands ouléma tels que Bukhari, Muslim, abu-Daoud, ibn Ishaq et ibn Hichem.

On est obligé de constater que ce qui pose le plus gros problème quand on parle de démocratie et de laïcité dans le monde musulman, c’est justement le Coran.
Les raisons sont contenues dans les questions qu’on est amené à se poser, et dans les réponses apportées par le Coran.

Pour le coran, les musulmans sont-ils tous égaux ?

La question peut paraître absurde. Mais le coran aborde le sujet, il est normal de voir de quelle manière et quelles réponses il apporte.
La première réponse est des plus claire, contenue dans deux versets [1] :

« Ne sont pas égaux ceux des croyants qui restent chez eux – sauf ceux qui ont quelques infirmité – et ceux qui luttent corps et biens dans le sentier d’Allah […]. » (4 : 95)

« Et qu’avez-vous à ne pas dépenser dans le chemin d’Allah, alors que c’est à Allah que revient l’héritage des cieux et de la terre ? On ne peut comparer cependant celui d’entre vous qui a donné ses biens et combattu avant la conquête… ces derniers sont plus hauts en hiérarchie que ceux qui ont dépensé et ont combattu après. Or, à chacun, Allah a promis la plus belle récompense, et Allah est Grand-Connaisseur de ce que vous faites ». (57 :10)

Le coran a ainsi hiérarchisé les musulmans : ceux qui combattent pour la gloire d’Allah, c’est-à-dire ceux pour qui on a aujourd’hui inventé toute une panoplie de qualificatifs : islamistes, intégristes, djihadistes, salafistes, wahhabistes, etc., et les musulmans ordinaires, qui restent chez eux.
Cette hiérarchisation ne correspond pas aux valeurs d’égalité telles qu’on les conçoit de nos jours.

À l’époque de Mahomet et dans l’Arabie antéislamique, comme presque partout ailleurs à la même période, l’esclavage était une pratique courante. Le Coran n’est pas prolixe sur le sujet, mais on peut retenir ces deux versets (à noter que les esclaves des musulmans n’étaient pas tous musulmans, mais faute de renseignements plus précis, on peut supposer qu’ils subissent tous le même traitement, musulmans ou non) :

« Allah a favorisé les uns d’entre vous par rapport aux autres dans [la répartition] de Ses dons. Ceux qui ont été favorisés ne sont nullement disposés à donner leur portion à ceux qu’ils possèdent de plein droit [esclaves] au point qu’ils y deviennent associés à part égale. Nieront-ils les bienfaits d’Allah ? » (16 :71)

« Allah propose en parabole un esclave appartenant [à son maître], dépourvu de tout pouvoir, et un homme à qui Nous avons accordé de Notre part une bonne attribution dont il dépense en secret et en public. [Ces deux hommes] sont-ils égaux ? Louange à Allah ! Mais la plupart d’entre eux ne savent pas. » (16 :75)

Un autre verset traite de l’affranchissement :

« Ceux de vos esclaves qui cherchent un contrat d’affranchissement, concluez ce contrat avec eux si vous reconnaissez du bien en eux ; et donnez-leur des biens d’Allah qu’Il vous a accordés. » (24 :33)

Il vient atténuer la perception négative qui se dégage des deux versets précédents, mais à l’évidence, il était beaucoup trop tôt pour parler d’abolition, même dans le livre qui se veut incarner la parole divine.

Même s’il est facile aujourd’hui d’affirmer que la vision coranique de l’esclavage n’est pas humainement acceptable, il n’en est pas moins vrai que ces deux versets constituent un frein au moins théorique à une véritable démocratisation de la société musulmane. La raison ? Simplement parce qu’il est inenvisageable de modifier quoi que ce soit du Coran pour « l’humaniser ». En conséquence, même si on abolit l’esclavage de manière formelle (chose qui reste à faire dans les 57 pays musulmans membres de l’O.C.I.), il y a toujours la possibilité d’un retour en arrière.

Le Coran prône-t-il l’égalité entre les musulmans et les « autres gens du livre », chrétiens et juifs ?

La réponse est assez facile à deviner concernant les juifs : quand des peuples aussi disparates que les Indonésiens, les Pakistanais, les Iraniens, les Soudanais et les Algériens (pour ne citer qu’eux) vouent une telle haine à Israël et aux juifs, il y a forcément une raison, à chercher en ce qu’ils ont en commun. Et cette raison s’appelle « Coran » :

« Que les croyants ne prennent pas pour alliés, des infidèles, au lieu de croyants. Quiconque le fait contredit la religion d’Allah, à moins que vous ne cherchiez à vous protéger d’eux. Allah vous met en garde à l’égard de Lui-même. Et c’est à Allah le retour. » (3 :28)

« Dis : « Puis-je vous informer de ce qu’il y a de pire, en fait de rétribution auprès d’Allah ? Celui qu’Allah a maudit, celui qui a encouru Sa colère, et ceux dont Il a fait des singes et des porcs, et de même, celui qui a adoré le Tagut [2], ceux-là ont la pire des places et sont les plus égarés du chemin droit » (5 : 60)

Pour l’amitié, le coran a simplifié toute approche : restez entre vous !

« Ô les croyants ! Ne prenez point pour amis les juifs et les chrétiens ; ils sont amis les uns des autres. Celui qui les prendra pour amis finira par leur ressembler, et Allah ne sera point le guide des pervers. » (5 :51)

Quant au verset qui suit, ce n’est ni plus ni moins qu’une affirmation parfaitement raciste :

 « Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait surgir pour les hommes vous ordonnez le convenable, interdisez le blâmable et croyez à Allah. Si les gens du Livre croyaient, ce serait meilleur pour eux, il y en a qui ont la foi, mais la plupart d’entre eux sont des pervers. » (3 : 110)

Les humains sont-ils libres de choisir leur religion, ou de ne pas en avoir du tout ?

Il y a bien deux versets du Coran qui peuvent faire penser que c’est possible. Il s’agit de 2 :256 (Nulle contrainte en religion !) et de 109 :6 (À vous votre religion, et à moi ma religion).

Seulement, ces versets datent de l’avant-Hégire, ils ont été abrogés suivant le principe nâsikh/mansûkh [3] par des versets de l’après-Hégire dénommés versets du sabre (ayet as-sseyf), dont ceux-ci, qui concernent les « associateurs » :

« Et tuez-les, où vous les rencontrez ; et chassez-les d’où ils vous ont chassés : l’association est plus grave que le meurtre. […] » (2 : 191)

« Après que les mois sacrés expirent, tuez les associateurs où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la Salat et acquittent la zakat, alors laissez-leur la voie libre, car Allah est pardonneur et miséricordieux. » (9 :5)

La seule manière d’avoir la vie sauve est donc de « se repentir, et d’accomplir la zakat », c’est-à-dire se convertir. Objectivement, on est à l’opposé de la conception qu’on se fait généralement de la tolérance religieuse.

Le Coran incite aussi à éliminer tous ceux qui ne veulent pas se soumettre (c’est-à-dire se convertir ou si on est juif ou chrétien, d’accepter le statut de dhimmitude) :

« Et combattez-les jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus d’association, et que la religion soit entièrement à Allah. Puis, s’ils cessent (ils seront pardonnés car) Allah observe bien ce qu’ils œuvrent. » (8 :39) et (8 : 40)

L’injonction est répétée :

« Et combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’association et que la religion soit entièrement à Allah seul. S’ils cessent, donc plus d’hostilités, sauf contre les injustes. » (2 :193)

Impossible là encore de passer outre ces injonctions. Donc situation bloquée. À cause du texte, qui est explicitement belliqueux et qui pousse les musulmans à voir dans leurs contemporains non islamisés des adversaires, voire des ennemis à combattre sans relâche.

Il n’est pas question ici de faire des tours de passe-passe, en employant la méthode bien connue qui consiste à ignorer ce qui va à l’encontre de sa démonstration ou de sa thèse : le mécanisme « abrogatif-abrogé » est inscrit en toutes lettres dans le Coran, n’en déplaise à Mohammed Talbi qui réfute ce principe :

« Lorsque Nous remplaçons un verset par un autre – et Allah sait mieux que quiconque ce qu’il révèle – ils disent : “Tu n’es qu’un imposteur !” Non ! Mais la plupart ne savent rien. » (16 :101)

« Nous n’abrogeons aucun verset, Nous n’en faisons oublier aucun sans le remplacer par un autre qui soit meilleur ou équivalent. Ne sais-tu pas que Allah est tout puissant ? » (2 : 106)

Peut-on envisager d’octroyer aux femmes les mêmes droits qui ont été donnés aux hommes ?

Et pourquoi pas, accepter la polyandrie, puisque la polygamie est inscrite dans le Coran ?

La réponse est non. Pas d’égalité possible, d’abord à cause des versets sur l’héritage et ceux sur la valeur du témoignage des femmes. Dans la forme autant que dans le fond, ils fixent pour toujours le rôle mineur de la femme. Ensuite, outre que les femmes sont impures (contrairement aux hommes !), l’égalité est impossible à cause des versets qui fixent la supériorité morale, intellectuelle et matérielle de l’homme sur la femme :

« Vos épouses sont pour vous un champ de labour ; allez à votre champ comme [et quand] vous le voulez et œuvrez pour vous-mêmes à l’avance. Craignez Allah et sachez que vous le rencontrerez. Et fais gracieuses annonces aux croyants ! » (2 :223)

« […] Quant à elles, elles ont des droits équivalents à leurs obligations, conformément à la bienséance. Mais les hommes ont cependant une prédominance sur elles. Et Allah est Puissant et Sage. » (2 :228)

« Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah. Et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre elles, car Allah est certes, Haut et Grand ! » (4 :34)

On peut dire également que la sourate 65 dénommée at-Talâq [4], qui traite de la séparation des époux, parle d’entrée de répudiation et non de divorce. La séparation se fait en outre de la manière la plus avantageuse pour l’homme, car il lui suffit de prononcer une phrase en présence de deux témoins, « deux hommes intègres ». Pour la femme, la procédure de « divorce » n’est pas traitée dans le Coran sauf très superficiellement par le khul

(2 : 228) « elles ont des droits équivalents à leurs obligations, conformément à la bienséance » et (4 :128) « réconciliation par un compromis quelconque,

une possibilité donnée à la femme de se racheter avec un bien qui lui appartient. Hors corpus coranique, la tradition islamique pure laisse à la femme d’autres possibilités : la demande de talâq (l’épouse demande à son mari de prononcer la formule de répudiation) ; le tawfid (c’est le fait, pour le mari, de renoncer à son droit de répudiation, cette disposition devant être prévue à l’avance de manière contractuelle) ; le tafriq (plainte de la femme auprès de l’autorité, juge ou cadi) ; le takyiree (l’homme renonce à son droit de talâq et laisse ainsi le choix à la femme).

Le texte coranique est sur ce plan formellement misogyne et discriminatoire, en contradiction avec les principes de base qui doivent régir une démocratie.

On pourrait aussi évoquer :

Encore à la défaveur du Coran, un sujet récurrent : l’incitation à la violence et au meurtre. Environ 250 versets, qui obscurcissent un peu plus les perspectives de cohabitation entre l’islam, la démocratie et tout simplement le vivre-ensemble. Ces versets sont tous de la période médinoise (post-Hégire) et sont donc des versets nâsikh qui abrogent les versets mecquois plutôt consensuels et tolérants, surtout pour l’époque.

La partie est loin d’être gagnée pour instaurer la démocratie et la laïcité dans le monde musulman ; comme je l’ai écrit plus haut à propos de l’esclavage, la tentation est toujours présente d’un retour en arrière : d’une part, le Coran est intangible et d’autre part, pour la majorité des musulmans, la réforme ne peut en aucun cas passer par l’abandon de ce qu’ils dénomment le « livre sacré ».

D’autant que le Coran, dont Mahomet a fait un instrument de gouvernance, très au-delà du simple dogme, délivre un message très clair au sujet de la « voie à suivre », ce qui constitue un obstacle supplémentaire à toute modification du statut des individus. Les injonctions sont claires :

« Juge alors parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, et prends garde qu’ils ne tentent de t’éloigner d’une partie de ce qu’Allah t’a révélé […]. » (5 :49)

« Puis Nous t’avons mis sur la voie de l’Ordre [une religion claire et parfaite]. Suis-la donc et ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas. » (45 : 18)

Et étant donné que le Coran est la première des références dans les Constitutions des États musulmans, il ne peut théoriquement y avoir réforme sans modification de ces Constitutions [5].

Les pays musulmans sont-ils prêts à ces efforts ? Rien n’est moins sûr.

Le monde musulman a déjà connu des tentatives audacieuses de modernisation et de démocratisation de la société, tentatives impulsées par le Turc Atatürk, le Tunisien Bourguiba et par l’Égyptienne Hoda Chaaraoui, pour ne prendre que ces trois exemples.

Hoda Chaaraoui est une militante féministe fondatrice de l’Union Féminine égyptienne. Son acte de courage le plus connu : avec un groupe de femmes, elle a jeté à terre son foulard en pleine gare du Caire, sous les applaudissements de la foule. C’était en … 1923 !

Mais ces tentatives de modernisation se sont soldées à chaque fois par des revirements de situation et des retours en arrière à la recherche de la « pureté originelle ». On voit aujourd’hui de quelle manière la Turquie, la Tunisie et l’Égypte ont régressé en matière de droits humains.

La situation semble donc bien bloquée car le contexte général actuel fait qu’il est plus qu’improbable qu’on puisse rouvrir les portes de l’ijtihad [6]. À cause principalement de l’influence grandissante du wahhabisme, ce cancer alimenté par les pétrodollars. À supposer que malgré tout on arrive, ô miracle, à instaurer la démocratie en pays musulman : pour autant, on ne serait pas à l’abri d’un retour en arrière. Comme en 1229, quand l’islam s’enferma dans le taqlid [7], dans l’imitation servile et l’acceptation béate sans remise en cause. On range les cerveaux au placard et on laisse à une « élite » qui prône le retour aux sources l’exclusivité de la pensée. C’est aussi un peu le scénario qu’ont vécu et que vivent Irakiens, Tunisiens, Libyens, Égyptiens et Syriens, à qui on ne propose qu’une alternative : la dictature militaire et/ou clanique ou la charia islamiya. La seconde solution est en vogue dans le monde musulman. Solution qui nie l’individu en tant que tel et qui uniformise tout, à commencer par les vêtements. C’est ainsi qu’aujourd’hui, les khamis sont à la mode et on voit partout des femmes couvertes intégralement de choses informes qui ressemblent étrangement à des sacs-poubelle. Et pour ce qui est de la démocratie et de la laïcité, patience et longueur de temps !

Aqveyli N-Jerjer

Notes :


[1] Les versets cités sont tirés de la traduction du Coran en français de Mohammed Hamidullah et les exemples retenus n’ont évidemment pas de caractère exhaustif. Je les ai cités non pas en tenant compte de leur place dans le Coran, mais dans l’ordre chronologique tel qu’il a été établi par l’islamologue et professeur Samy Aldeeb.

[2] Le Taghout est tout ce qui est adoré en dehors d’Allah

[3] Un verset nâsikh abroge un (ou plusieurs) versets plus anciens, sans que les transcripteurs n’ait eu la possibilité de supprimer l’abrogé du texte final. Ce procédé a souvent été utilisé par Mahomet, en particulier pour l’interdiction de consommer le vin et les alcools. Chronologiquement (les sourates sont classées … de la plus longue à la plus courte, donc ne pas se fier au numéro qu’on leur a attribué) :
– le verset 16.67 parle de boisson enivrante et aliment excellent ;
– dans le verset 2 :219, les jeux de hasards et le vin sont de grands péchés ;
– le verset 4 :43 demande simplement qu’on reporte la prière (la salat) quand on est ivre ;
– et pour finir, l’interdiction formelle, prononcée dans le verset 5 :90.

[4] La répudiation

[5] Si on sort du contexte coranique, un certain docteur Suliman ibn Abdal Rahman al-Hukail qui se présente comme professeur de pédagogie à l’Université islamique imam Mohamed ibn Saoud. Il soutient que le Droit musulman est compatible avec l’islam (plus précisément la charia) dans une pantalonnade digne du Père Ubu, et il ose même écrire que « l’islam contient des lois divines dépassant les connaissances des civilisations modernes » (sic).

[6] L’ijtihad est l’effort qu’entreprennent les théologiens musulmans (ouléma) pour interpréter les textes fondateurs de l’islam et en déduire le droit.

[7] Le taqlid (littéralement copie, imitation) est l’acceptation des préceptes, sans remise en cause.

Image d’illustration : L’islam et l’esclavage de Vincenzo Marinelli – Danse de l’abeille au harem – 1862

Précédemment publie le 8 février 2014

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