Le Petit journal

La Kabylie déteint sur le reste du pays

Algérie. La contestation gagne plusieurs villes de l’Est.

Des centaines de milliers de personnes excédées sont attendues ce jeudi à Alger. Le gouvernement est confronté à l’extension du mécontentement.

Après la Kabylie, la contestation gagne d’autres régions algériennes. Plusieurs villes de l’Est algérien ont été le théâtre de violences entre samedi et lundi. Dans la journée de dimanche après-midi, à Khenchela, seconde ville des Aurès, tout a commencé par une banale altercation entre un militaire (sergent-chef) et un jeune dans le quartier de Sidi Bouzid. Le militaire circulant en voiture harcelait une jeune femme quand plusieurs jeunes se sont interposés pour corriger le militaire dragueur. Une heure après, le militaire revient accompagné d’une trentaine de soldats habillés en civils. S’ensuit une bataille rangée qui tourne à l’émeute quand la population du quartier s’en mêle pour prêter main forte aux jeunes qui prennent possession de la rue. La suite : des milliers de personnes se rassemblent, décident d’une manifestation, saccagent tout sur leur passage – la mairie, la recette communale des impôts, des sièges de banques, et affrontent les brigades antiémeutes.

Lundi, après un calme relatif, les émeutes reprennent dans la ville. Des centaines de jeunes scandent comme mot d’ordre  » C’est ainsi qu’agissent les Chaouis « .  » C’est Beyrouth des années quatre-vingt « , témoigne une femme jointe par téléphone. Seul parti à réagir sur les événements de Khenchela pour le moment, le FFS affirme que  » cela prouve, si besoin est, que les Algériens sont déterminés à en finir avec un système autoritaire qui n’a généré que violence, misère, exclusion et injustice « .

Dans le département limitrophe de Guelma, toujours dans l’Est algérien, ce sont les habitants de la petite ville de Oued Fregha qui sont descendus dans la rue pour dénoncer la distribution des logements selon des critères  » claniques « . L’intervention de la section locale du RCD de Saïd Sadi a permis d’éviter que le mécontentement ne tourne en affrontements. Plus au nord, toujours dans l’Est algérien, ce sont les coupures d’eau qui ont provoqué de violentes manifestations dans la localité de Hadjar Eddis. Mêmes scènes qu’en Kabylie : voitures de l’administration incendiées, barricades de fortune, pneus brûlés et lancés sur les policiers. À Skikda (ex-Philippeville), à l’est de Constantine, des incidents ont éclaté à l’occasion d’un match de la demi-finale de la coupe d’Algérie opposant le club local à l’USM Alger. L’arbitre a décidé d’arrêter le match, ce qui a provoqué la colère des milliers de supporters locaux qui sont allés en découdre avec les forces de l’ordre avant de saccager des édifices publics.

Ces faits, survenant en dehors de la Kabylie, sont symptomatiques de l’extrême tension qui règne en Algérie. Le mécontentement populaire, sur fond de paupérisation, de chômage à la suite de la fermeture de plusieurs centaines d’entreprises, de corruption et de passe-droits, est tel que tout est prétexte à une expression violente d’un ras-le-bol qui a gagné tout le pays. Ainsi, à Staoueli, station balnéaire sur la côte ouest d’Alger, où se situent les complexes de Moretti et du Club des Pins, abritant les résidences d’État, le comité intercommunal des citoyens a appelé la population à une manifestation le 22 juin prochain pour réclamer le retour des plages aux citoyens. Ce comité  » exige la fin de ce privilège d’une minorité  » et la  » restitution de ces plages « . En effet, à la suite d’un attentat en 1995, les plages de Moretti et du Club des Pins sont interdites depuis aux non-résidents.

C’est dans ce contexte de tension persistante que la  » Coordination des comités de villages et de citoyens  » de Kabylie prépare la marche sur la présidence de la République pour ce jeudi. Le 21 mai dernier, à l’appel de cette coordination, plus d’un demi-million de personnes ont manifesté pacifiquement à Tizi-Ouzou. Ce jeudi, selon ses animateurs, la coordination compte mobiliser plus d’un million de personnes. Transports publics et privés sont mobilisés pour acheminer les manifestants de Kabylie vers Alger.

La coordination, qui a refusé de solliciter l’autorisation de manifester, a décidé d’un itinéraire qui prendrait son départ des Pins maritimes, où se tient actuellement la Foire d’Alger, vers le siège de la présidence, via la place du 1er-Mai. À l’issue de leur marche, une plate-forme de revendications en 15 points sera remise à la présidence. Les comités de village exigent le retrait des gendarmes, le jugement de ceux d’entre eux coupables des  » crimes  » et  » leur radiation des corps de sécurité et des fonctions publiques « , l’arrêt de la répression, la reconnaissance du tamazight (langue berbère)  » sans référendum et sans condition  » comme langue officielle et nationale, un plan d’urgence socio-économique pour la région et l’institution d’une allocation chômage à tout demandeur d’emploi à hauteur de 50 % du SNMG (salaire minimal). Et surtout, elle exige  » un État garantissant tous les droits socio-économiques et toutes les libertés démocratiques « . Ils concluent :  » Nous exigeons une réponse officielle, urgente et publique à cette plate-forme de revendications. « 

Pour l’heure, le gouvernement ne sait pas trop comment réagir. Après avoir parié sur un hypothétique essoufflement du mouvement de contestation, multiplié les appels au calme, concédé aux jeunes manifestants kabyles l’organisation d’une seconde session du bac en septembre, il se trouve désormais face à un risque d’extension du mécontentement en dehors de la Kabylie, comme ce fut le cas à Khenchela. Le fait que le président Bouteflika ait tardé à prendre la mesure de la gravité de la crise, s’entêtant à n’y voir que l’expression d’un conflit de type identitaire, derrière lequel se profilerait la main de l’étranger, a finalement exacerbé la situation. La manière dont il a réprimé la manifestation de jeudi dernier, à laquelle avait appelé la Coordination nationale de défense des libertés, le fait de vouloir adopter le projet de code pénal – actuellement en discussion au Sénat – a finalement desservi l’image du président Bouteflika auprès d’une large frange d’Algériens.

Porté en avril 1999 à la tête de l’État, Abdelaziz Bouteflika était sans doute loin d’imaginer qu’il allait entamer sa troisième année de pouvoir en faisant face à la plus grave crise politique que le pays ait connue depuis 10 ans. D’autant que cette fois-ci, il a affaire à des gens porteurs d’exigences démocratiques et non pas à des islamistes rejetés par la majorité des Algériens.

Hassane Zerrouky, Jeudi, 14 Juin, 2001

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