Le Petit journal

Misère en Kabylie

Au début de 1939, la Kabylie souffrit cruellement de la famine. Envoyé en reportage par Alger républicain, Albert Camus publia une série d’articles sur la Kabylie du lundi 5 juin – numéro 242 au jeudi 15 juin 1939 – numéro 252. Un reportage qui avait fait grand bruit à l’époque et qui reste la plus belle œuvre journalistique de Camus. Camus, loin de célébrer un pays pour touristes, montrait l’insoutenable misère et interpellait le lecteur indifférent : « Vois où ta politique a mené la Kabylie. Agis. Tout peut changer ! »

Premier article du reportage d’Albert Camus sur « la misère en Kabylie »

« Vivement la guerre. On nous donnera de quoi manger »

Quand on aborde les premières pentes de la Kabylie, à voir ces petits villages groupés autour de points naturels, ces hommes drapés de laine blanche, ces chemins bordés d’oliviers, de figuiers et de cactus, cette simplicité enfin de la vie et du paysage comme cet accord entre l’homme et sa terre, on ne peut s’empêcher de penser à la Grèce.

Et si l’on songe à ce que l’on sait du peuple kabyle, sa fierté, la vie de ces villages farouchement indépendants, la constitution qu’ils se sont donnée (une des plus démocratiques qui soit), leur juridiction enfin qui n’a jamais prévu de peine de prison tant l’amour de ce peuple pour la liberté est grand, alors la ressemblance se fait plus forte et l’on comprend la sympathie instinctive qu’on peut vouer à ces hommes.

Une détresse indicible

Mais je dois dire tout de suite que l’analogie s’arrête là. Car la Grèce évoque irrésistiblement une certaine gloire du corps et de ses prestiges. Et dans aucun pays que je connais, le corps ne m’a paru plus humilié que dans la Kabylie. Il faut l’écrire sans tarder : la misère de ce pays est effroyable. Dans une des régions les plus attirantes du monde, un peuple entier souffre de la faim et les trois quarts de ses hommes vivent des charités administratives. Ces hommes, qui ont vécu dans les lois d’une démocratie plus totale que la nôtre, se survivent dans un dénuement matériel que les esclaves ne connaissaient pas. Dans ce qui va suivre, je sais bien qu’il faudrait être mesuré pour donner plus de force à l’indignation que nous voulons faire sentir. Mais je ne suis pas sûr d’être capable de cette mesure. Je ne peux pas oublier la réception que me firent, à Maillot, treize enfants kabyles, qui nous demandaient à manger, leurs mains décharnées tendues à travers des haillons. Je ne peux pas oublier cet habitant de la cité indigène de Bordj-Menaïel qui me montrait le visage émouvant de sa petite fille, étique et loqueteuse, et qui me disait :

« Vous croyez que cette petite fille, si je l’habillais, si je pouvais la tenir propre et la nourrir, ne serait pas aussi belle que n’importe quelle Française ? »

Et comment l’oublierai-je puisque je me sentais une mauvaise conscience, que je n’aurais pas dû être le seul à avoir. Mais il fallait pour cela avoir vu dans les villages les plus reculés de la montagne ces nuées d’enfants pataugeant dans la boue des égouts, ces écoliers dont les instituteurs me disaient qu’ils s’évanouissaient de faim pendant les classes, ces vieilles femmes exténuées faisant des kilomètres pour aller chercher quelques litres de blé donnés par charité dans des centres éloignés, et ces mendiants enfin montrant leurs côtes défoncées à travers les trous de leurs vêtements. Ces spectacles ne s’oublient que lorsqu’on veut les oublier.

Des secours immédiats

Que du moins l’on sache que nous ne sommes inspirés par aucun ressentiment. Le peuple kabyle lui-même n’a pas de ressentiment. Tous m’ont parlé de souffrance. Aucun ne m’a parlé de haine. Mais aussi bien la haine a besoin de force. Et un certain degré de misère physiologique enlève même la force de haïr. Je n’attaque ici personne. Je suis allé en Kabylie avec l’intention délibérée de parler de ce qui était bien. Mais je n’ai rien vu. Cette misère, tout de suite, m’a bouché les yeux. Je l’ai vue partout. Elle m’a suivi partout. C’est elle qu’il importe de mettre en avant, de souligner à gros traits, pour qu’elle saute aux yeux de tous et qu’elle triomphe de la paresse et de l’indifférence. Si je pense à la Kabylie, ce n’est pas ses gorges éclatantes de fleurs ni son printemps qui déborde de toutes parts que j’évoque, mais ce cortège d’aveugles et d’infirmes, des joues creuses et de loques qui, pendant tous ces jours, m’a suivi en silence. Il n’est pas de spectacle plus désespérant que cette misère au milieu d’un des plus beaux pays du monde. Qu’avons-nous fait pour elle ?

Qu’avons-nous fait pour que ce pays reprenne son vrai visage ? Qu’avons-nous fait, nous tous qui écrivons, qui parlons ou qui légiférons et qui, rentrés chez nous, oublions la misère des autres ? Dire qu’on aime ce peuple ne suffit pas. L’amour n’a que faire ici, ni la charité ni les discours. C’est du pain, du blé, du secours, une main fraternelle qu’il faut tendre. Le reste est littérature. Si l’on croit que j’exagère, je demande qu’on se rende sur place, c’est-à-dire dans les villages, et sans passer par la commune mixte. A deux ou trois exceptions près, je n’ai vu que des Kabyles, parlé et vécu qu’avec des Kabyles. Et tous, sans exception, n’ont su parler que d’une chose et c’est de la misère. Aucun d’entre eux ne pensait à autre chose. Et c’est l’un d’eux qui m’a dit :

« Vous nous faites du bien sans le savoir, car c’est déjà un pauvre soulagement que de pouvoir dire notre angoisse. »

Je sentais bien alors qu’il n’y avait rien pour ces hommes, ni univers, ni guerre mondiale, ni aucun des soucis de l’heure, en face de l’affreuse misère qui met des plaques sur tant de visages kabyles.
Le seul problème de la Kabylie d’aujourd’hui c’est de cette misère que je parlerai. Tout en vient et tout y revient. Elle constitue le seul problème de la Kabylie d’aujourd’hui. Mais ce problème donne naissance à une infinité d’autres questions criantes.

C’est cela qu’il faut comprendre et cesser alors les gargarismes officiels et le recours à la charité. Mais rien ne vaut les chiffres, les faits et l’évidence des cris. Nous les mettrons sur cette misère. Il faudra bien alors qu’on la sente vivante. La surpopulation, les salaires insultants, l’habitat misérable, le manque d’eau et de communications, l’état sanitaire et l’assistance insuffisante. L’enseignement au compte-gouttes, tout cela contribue à la détresse du paysan kabyle et c’est tout cela que nous illustrerons. Il ne faudrait pas croire enfin que cette situation soit sans issue. Les Kabyles peuvent le croire, eux. Certains d’entre eux pouvaient me dire cette phrase insupportable :

« Vivement la guerre, parce que du moins on nous donnera à manger. »

Ils peuvent croire qu’on guérit l’absurdité par l’absurdité. Mais nous savons bien, nous, que c’est faux. Et qu’un tel abandon de tout et de tous ne trouve pas seulement sa raison dans une crise économique. Il y a des erreurs à réparer et des expériences à entreprendre.

Nous dirons notre sentiment à cet égard et nous le dirons sans réserves. Car, si l’on en croit Bernanos, le scandale, ce n’est pas de cacher la vérité, mais de ne pas la dire tout entière.

Je ne sais pas si je dois m’excuser pour finir de ne rien rapporter sur le tourisme et sur la grandeur de ce pays inégalable. J’ai vu, comme tout le monde, la Kabylie ruisselante d’un printemps tardif, les petits matins sur les pentes ou des nuages de coquelicots mettent des traînées de sang. Le soleil, ces jours-là, éclairait obliquement des vols de cigognes bientôt remplacés, à mesure qu’on montait, par des passages bruyants de corbeaux et des cercles pesants de charognards au-dessus des oueds. Jamais la Kabylie ne m’avait paru plus belle qu’au milieu de ce printemps hâtif et désordonné. Mais je n’ai pas de cœur à l’évoquer ici. Je laisse à l’imagination de chacun le soin de le faire et de placer le décor de ces montagnes couvertes de fleurs, de ce ciel sans une ride et de ces soirs magnifiques derrière le visage rongé d’ulcères et les yeux pleins de pus d’un misérable mendiant kabyle.

Albert Camus, Alger Républicain, le 5 juin 1939

 

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