Le Petit journal

Misère en Kabylie : Dénuement (I)

Deuxième article du reportage d’Albert Camus sur « la misère en Kabylie »

Un peuple qui vit d’herbes et de racines

Avant d’entreprendre un tableau d’ensemble de la misère en Kabylie et avant de parcourir cet itinéraire de la famine qu’il m’a été donné de faire pendant ces longs jours, je voudrais dire quelques mots sur les raisons économiques de cette misère. Elles tiennent en une ligne : la Kabylie est un pays surpeuplé et elle consomme plus qu’elle ne produit. Ces montagnes abritent dans leurs plis une population grouillante qui atteint dans certaines communes comme celle du Djurdjura, une densité de 247 habitants au kilomètre carré. Aucun pays d’Europe ne présente ce pullulement. Et la densité moyenne de la France est de 71 habitants. D’autre part, le peuple kabyle consomme surtout des céréales, blé, orge, sorgho, sous forme de galette ou de couscous. Or, le sol kabyle ne produit pas de céréales. La production céréalière de la région atteint à peu près le 1/8 de sa consommation. Ce grain, si nécessaire à la vie, il faudrait l’acheter. Dans un pays ou l’industrie est réduite à rien, cela ne se peut qu’en fournissant un excédent de productions agricoles complémentaires. Or la Kabylie est surtout un pays arboricole. Les deux grandes productions sont la figue et l’olive. En bien des endroits, la figue suffit à peine à la consommation. Quant à l’olive, la récolte, selon les années, est déficitaire ou, au contraire, surabondante. Comment équilibrer avec l’actuelle production les besoins de grains de ce peuple affamé ? L’Office du blé a revalorisé le prix de cette céréale et il ne s’agit pas de s’en plaindre. Mais ni la figue ni l’olive n’ont été revalorisées. Et le Kabyle, consommateur de blé, paye à sa terre magnifique et ingrate le tribut de la faim. A cette situation difficile, les Kabyles, comme toutes les nations pauvres et surpeuplées, ont obvié par l’émigration. La chose est bien connue. Je signalerai seulement qu’on peut évaluer le nombre des Kabyles exilés à 40 ou 50.000, qu’en période de prospérité, en un mois, le seul arrondissement de Tizi-Ouzou a payé en mandats la somme énorme de 40 millions de francs, la commune de Fort National près d’un million par jour. Cet afflux énorme de capitaux, produit du labeur kabyle, suffisait vers 1926 à balancer l’économie déficitaire de la Kabylie. On peut dire qu’à cette époque, le pays a connu la prospérité. Et les Kabyles avaient vaincu par leur ténacité et leur travail la pauvreté de leur pays. Mais avec la crise économique, le marché du travail en France s’est restreint. On a refoulé l’ouvrier kabyle. On a mis des barrières à l’émigration et, en 1935, une série d’arrêtés vint compliquer de telle sorte les formalités d’entrée en France que le Kabyle s’est senti de plus en plus enfermé dans sa montagne. Cent soixante-cinq francs à verser pour frais de rapatriement, d’innombrables obstacles administratifs et l’obligation singulière de payer les impôts arriérés de tous les compatriotes de l’émigrant qui portent le même nom que lui.

L’émigration s’est trouvée bloquée. Pour ne citer qu’un chiffre, la commune de Michelet paye en mandats le1/10 seulement de ce qu’elle payait en période de prospérité. C’est cette chute verticale qui a conduit le pays à la misère. Ce blé qu’il faut acheter au prix fort, le paysan kabyle ne peut l’acquérir avec la production qu’on lui enlève à bas prix. Il l’achetait auparavant et se sauvait par le travail de ses fils. On lui a ôté aussi le travail et il reste sans défense contre la faim. Le résultat, c’est ce que j’ai vu et que je voudrais décrire avec le minimum de mots pour qu’on sente bien la détresse et l’absurdité d’une pareille situation.

La tige de chardon base de l’alimentation

Un rapport officiel évalue à 40% les familles kabyles qui vivent actuellement avec moins de 1.000 francs par an, c’est-à-dire (qu’on y réfléchisse bien), moins de 100 francs par mois. Ce même rapport évalue à 5% seulement le nombre de familles qui vivent avec 500 francs par mois. Quand on saura que la famille kabyle compte toujours au moins cinq ou six membres, on aura une idée du dénuement indicible ou vivent les paysans kabyles. Je crois pouvoir affirmer que 50% au moins de la population se nourrit d’herbes et de racines et attendent pour le reste la charité administrative sous forme de distributions de grains. A Bordj-Menaïel, par exemple, sur 27.000 Kabyles que compte la commune, 10.000 vivent dans l’indigence, un millier seulement se nourrissent normalement. A la distribution de grains organisée le jour où j’arrivais dans ce centre, j’ai vu près de 500 miséreux attendre patiemment leur tour de recevoir quelques litres de blé. C’est ce jour-là qu’on me fit voir la merveille de l’endroit : une vieille femme cassée en deux qui pesait 25 kg.

Chaque indigent recevait environ 10 kg de blé. A Bordj-Menaïel, cette charité se renouvelait tous les mois, dans d’autres localités tous les trois mois. Or il faut à une famille de huit membres environ 120 kg de blé pour assurer le pain seulement pendant un mois. On m’a affirmé que les indigents que j’ai vus faisaient durer leurs 10 kg de grains pendant un mois et pour le reste se nourrissaient de racines et de tiges de chardon que les Kabyles, avec une ironie qu’on peut juger amère, appellent artichauts d’âne. A Tizi-Ouzou, pour des distributions semblables, des femmes font 30 et 40 kilomètres pour venir chercher cette misérable subsistance. Il a fallu la charité d’un pasteur local pour donner un abri nocturne à ces malheureuses. Et ce ne sont pas les seuls témoignages de cette affreuse misère. Le blé dans la « tribu » de Tizi-Ouzou, par exemple est devenu un produit de luxe.

Les meilleures familles mangent un mélange de blé et de sorgho. On en est arrivé, pour les familles pauvres, à payer le gland, produit sauvage, jusqu’à 20 F le quintal. Le menu ordinaire d’une famille pauvre dans cette tribu se compose d’une galette d’orge et d’une soupe faite de tiges de chardon et de racines de mauves. On ajoute à cette soupe un peu d’huile. Mais la récolte d’olives de l’an passé ayant été déficitaire, l’huile, cette année, a manqué. Ce menu se retrouve dans toute la Kabylie et il n’est pas un village qui fasse exception à la règle.

Des enfants et des chiens se disputent des ordures

Par un petit matin, j’ai vu à Tizi-Ouzou, des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d’une poubelle. Sur mes questions, un habitant m’a répondu : « C’est tous les matins comme ça. » Un autre habitant m’a expliqué que l’hiver, dans le village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont inventé une méthode pour trouver le sommeil. Ils se mettent en cercle autour d’un feu de bois et se déplacent de temps en temps pour éviter l’ankylose. Et la nuit durant, dans le gourbi misérable, une ronde rampante de corps couchés se déroule sans arrêt. Ceci n’est sans doute pas suffisant puisque le code forestier empêche ces malheureux de prendre le bois où il se trouve et qu’il n’est pas rare qu’ils se voient saisir leur seule richesse, l’âne croûteux et décharné qui servit à transporter les fagots. Les choses, dans la région de Tizi-Ouzou, sont d’ailleurs allées si loin qu’il a fallu que l’initiative privée s’en mêle. Tous les mercredis, le sous-préfet, à ses frais, donne un repas à 50 petits Kabyles et les nourrit de bouillon et de pain. Après quoi, ils peuvent attendre la distribution de grains qui a lieu au bout d’un mois. Les sœurs blanches et le pasteur Rolland contribuent aussi à ces œuvres de charité. On me dira :

« Ce sont des cas particuliers… C’est la crise, etc. Et, en tout cas, les chiffres ne veulent rien dire. »

J’avoue que je ne puis comprendre cette façon de voir. Les statistiques ne veulent rien dire et j’en suis bien d’accord, mais si je dis que l’habitant du village d’Azouza que je suis allé voir faisait partie d’une famille de dix enfants dont deux seulement ont survécu, il ne s’agit point de chiffres ou de démonstration, mais d’une vérité criante et révélatrice. Je n’ai pas besoin non plus de donner le nombre d’élèves qui, dans les écoles autour de Fort National, s’évanouissent de faim. Il me suffit de savoir que cela s’est produit et que cela se produira si l’on ne se porte pas au secours de ces malheureux. Il me suffit de savoir qu’à l’école de Talam-Aïach les instituteurs, en octobre passé, ont vu arriver des élèves absolument nus et couverts de poux, qu’ils les ont habillés et passés à la tondeuse. Il me suffit de savoir qu’à Azouza, parmi les enfants qui ne quittent pas l’école à 11 heures, parce que leur village est trop éloigné, un sur soixante environ mange de la galette et les autres déjeunent d’un oignon ou de quelques figues. A Fort National, à la distribution de grains, j’ai interrogé l’enfant qu’on peut voir sur le cliché ci-joint et qui portait sur son dos le petit sac d’orge qu’on venait de lui donner.

« — Pour combien de jours, on t’a donné ça ?
— Quinze jours.
— Vous êtes combien dans la famille ?
— Cinq.
— C’est tout ce que vous allez manger ?
— Oui.
— Vous n’avez pas de figues ?
— Non.
— Vous mettez de l’huile dans la galette ?
— Non. On met de l’eau. »

Et il est parti avec un regard méfiant. Est-ce que cela ne suffit pas ? Si je jette un regard sur mes notes, j’y vois deux fois autant de faits révoltants et je désespère d’arriver à les faire connaître tous. Il le faut pourtant et tout doit être dit. Pour aujourd’hui, j’arrête ici cette promenade à travers la souffrance et la faim d’un peuple. On aura senti du moins que la misère ici n’est pas une formule, ni un thème de méditation. Elle est. Elle crie et elle désespère. Encore une fois, qu’avons-nous fait pour elle et avons-nous le droit de nous détourner d’elle ? Je ne sais pas si on l’aura compris. Mais je sais qu’au retour d’une visite à la « tribu » de Tizi-Ouzou, j’étais monté avec un ami kabyle sur les hauteurs qui dominent la ville. Las, nous regardions la nuit tomber. Et à cette heure où l’ombre qui descend des montagnes sur cette terre splendide apporte une détente au cœur de l’homme le plus endurci, je savais pourtant qu’il n’y avait pas de paix pour ceux qui, de l’autre côté de la vallée, se réunissaient autour d’une galette de mauvaise orge. Je savais aussi qu’il y aurait eu de la douceur à s’abandonner à ce soir si surprenant et si grandiose, mais que cette misère dont les feux rougeoyaient en face de nous mettaient comme un interdit sur la beauté du monde. « Descendons, voulez-vous ? » me dit mon compagnon.

Albert Camus, Alger Républicain, le 6 juin 1939

 

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