Société

Village kabyle

Étude sur la constitution politique kabyle avant la colonisation française.

Troisième partie.

À la Djema (nous parlons toujours du temps antérieur à la conquête), le pouvoir politique, administratif, le pouvoir de voter l’impôt, de modifier les Kanoun, de déclarer la guerre, de conclure la paix. Plus encore, à elle le pouvoir judiciaire. Pas de magistrats proprement dits, ni tout le fonctionnement de nos tribunaux ; pas d’avocats [1], pas d’avoués, pas d’huissiers ; c’est la justice réduite aux plus simples rouages. Si les parties n’arrivent pas à une transaction ou ne sont pas d’accord sur le choix des juges-arbitres (les uléma ou savants, qui sont toujours des marabouts), la Djema elle-même est constituée juge de plein droit et sans appel. Assemblée omnipotente, s’il en fut.

Chaque village possède bien, à côté de l’assemblée et pris dans son sein, son magistrat élu, l’amin, le maire, pour parler un langage intelligible. Mais cet amin a beau présider d’office les séances de la Djema [2], il n’est que son mandataire, son agent, sans autorité propre ; c’est le pouvoir exécutif, mais dépendant et responsable : plus brièvement, c’est l’officier préposé à la police municipale et judiciaire. Il est assisté dans ses fonctions par des sous-délégués, ce que nous appellerions ses adjoints, ce qu’ils appellent les temman (tamen au singulier), les représentants des Kharouba, ou fractions de villages composées des familles de même souche et groupées en petit corps politique. Quelquefois, en cas de guerre, on pourra nommer encore un amin de la confédération ou de la tribu (amin-el-oumena, amin des amins). Mais d’habitude on regarde comme un luxe ce supplément de fonctionnaires, et l’on s’en soucie peu, la Kabylie étant par excellence le pays du gouvernement simplifié. C’est bien assez de l’amin et des temman, si modestes et gratuites que soient leurs fonctions ; et la Djema ne suffit-elle pas à tout ?

Quoique nous commencions à être accoutumés en France aux assemblées souveraines, ne sommes-nous pas un peu déroutés en voyant toutes ces miniatures d’assemblées armées d’une puissance si définitive ? Que chaque Djema ait toute latitude pour décider s’il faut établir telle fontaine ou telle mosquée ; pour s’occuper de contenir un torrent qui déborde ou d’ouvrir un nouveau chemin ; qu’elle fixe les prestations en nature, même la quotité et la répartition de l’impôt, l’emploi de son budget… très-bien ! Mais que, sur les plus hautes questions de paix et de guerre, changements ou abrogations de coutumes, chacune ait légalement pour son compte le dernier mot, n’est-ce pas exorbitant ? Cette absence de toute autorité centrale, de toute cour suprême ayant droit d’évoquer à sa barre les abus trop criants des mille petites cours parsemées dans le pays, est-ce autre chose qu’une anarchie assez pauvrement déguisée ? Cette participation directe de tout citoyen aux affaires publiques, l’éligibilité de tous, de droit sinon de fait, au poste d’amin, n’est-ce pas la lutte, le chaos en permanence et à perpétuité ?

Quelles libertés, tant soit peu semblables à ce que nous nommons ainsi, pouvaient trouver place dans une démocratie pareille ? On nous permettra de poser cette question et d’y répondre. Ce sera un moyen d’apprécier tout ensemble et cet âpre régime, et le tempérament politique du corps social qui a su pendant tant de siècles le supporter, et quelques affinités entre cette race et la nôtre.

Joseph Dugas, La Kabylie et le peuple kabyle, 1887

Article précédemment mis en ligne en octobre 2005

Notes :

[1] Les parties plaident elles-mêmes leur cause. Les Kabyles ayant généralement l’élocution très facile, l’affaire les embarrasse peu. Du reste, la Djema est là pour rappeler les plaidants à la question ou à l’ordre.

[2] Les séances s’ouvrent par la récitation du Fatiha, la première sourate du Coran. Cette récitation a lieu chez les musulmans au commencement et à la conclusion de toute affaire importante.

Article précédemment mis en ligne en octobre 2005.

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